08 avril 2012

Épilogue : Albatros Idenshi



It's a long lonely journey
from death to birth


À la nuit tombée, la jeune fille agenouillée aux côtés de Sinbad éteignit la lampe et posa l’aiguille avec laquelle elle avait percé la boulette d’opium qu’elle avait placée délicatement sur le fourreau en cuivre de la pipe en bambou. Elle avait, en un rituel précis, pris soin de laisser le trou de l'aiguille au centre pour permettre le tirage et le passage de l'air. Puis elle avait aidé Sinbad, en le soutenant, à placer la pipe avec précision au dessus de la lampe à pétrole afin que l'opium ne fut pas au contact direct de la flamme mais présenté au-dessus de la lampe décorée de petits bouts de verres colorés. Instantanément, la chaleur vaporisa l'opium et Sinbad inhala avec gourmandise les vapeurs âcres et doucereuses. Ensuite il reposa sur la tablette d’ébène la pipe et se retourna lourdement sur la natte face contre le mur. Il ferma les yeux et pendant que l’opium remplissait ses poumons, son esprit s’envola aussi légèrement que les volutes de fumée bleutés qu’il libéra lentement comme s’il retenait jusqu’au bout son dernier souffle moribond.
La jeune fille observa alors Sinbad quelques secondes et sut avec certitude, au rythme apaisé de sa respiration, que celui ci ne reviendrait pas dans le monde des vivants avant un long moment. Elle se releva avec grâce et silencieusement glissa sur la natte voisine pour préparer une pipe à un autre fumeur.  
Pendant qu’elle officiait la jeune fille ne quitta pas des yeux le marin. Chacun de ses mouvements était précis et elles les exécutait avec lenteur et concentration. 
Elle était vêtue d’un kimono couleur ivoire et rose pastel qui mettait en valeur sa fine silhouette, sa poitrine menue et son cou fin comme celui d’un cygne. Ses yeux bridés aux prunelles noires comme de l’encre de Chine, soulignés d’un fin trait de khôl anthracite, ses joues pâles, délicatement fardées, ses longs cheveux rassemblés en chignon, tout participait à sa beauté. Cependant son regard était triste trahissant un destin assurément douloureux. Aussi regarda-t-elle le marin avec attention comme si elle seule avait pu comprendre le chagrin qui avait conduit cet homme seul se perdre à jamais dans cette fumerie élégante de Saigon.


Sinbad sentit son corps lourd et inerte enfin l’abandonner, alors son âme libérée prit d’un coup son envol, puissant comme celui d’un albatros qui abandonne la falaise et dont les ailes immenses lui feront, en planant d’une seule traite, traverser l’océan. 
Sinbad volait porté par les rapides courants aériens. La mer sous lui était bercée par une houle bleue, longue et régulière, à peine marquée par des traits d’écume. Le ciel était azuréen parcouru d’énormes nuages cotonneux. Son œil perçant guettait l’horizon et la vision attendue d’une île rêvée. 
Mais cette fois là, ce serait un voyage sans retour. Le moment attendu était arrivé. On peut décider de mourir, c’est juste une question de volonté. Mourir d’amour est chose aisée. Il suffit de ne plus laisser battre son coeur en vain. 

Pendant ce temps tout en surveillant le marin, la jeune fille prit de nouveau l’aiguille en fer, de dimensions semblables à une aiguille à tricoter et la trempa dans le récipient contenant le chandoo. Elle obtint ainsi une fine gouttelette qu'elle débarrassa de son humidité en tenant l'aiguille au-dessus d'une lampe à pétrole, puis elle la fit rouler entre ses doigts pour donner à la pâte la forme d’une boulette dense et régulière. L'opération fut répétée plusieurs fois jusqu'à obtention, par accumulation, d'une boulette de la taille d'un pois-chiche et elle la présenta alors à la flamme. L’homme, un vieillard au visage parcheminé, aspira lentement, ferma les yeux en expirant, et se prostra, jambes pliées, sur la natte.
Tout en regardant Sinbad avec attention, la jeune fille se souvenait de cette nuit d’été où le marin était entré pour la première fois dans la fumerie. Il s’enferma un long moment, dans le réduit qui servait d’office, avec le propriétaire du lieu, un vieux chinois de Macao, vénal mais presque honnête. En sortant du réduit, après avoir été servi en thé vert, ils se serrèrent la main et Sinbad vint alors s’allonger sur la natte la plus retirée de la salle qui lui serait désormais réservée et auprès de laquelle il plaça sur une petite tablette en bois de teck une poupée gigogne peinte à la main et une jolie aquarelle représentant une jeune femme brune, une couronne de jasmin dans les cheveux, aux yeux noisette qui souriait en montrant joyeusement son alliance de jeune mariée devant l’eau d’une fontaine. Une courte légende indiquait le lieu où avait été composée l’image : Fonte Aretusa, Siracusa, Sicilia.
Sinbad ne bougeait pas. Les mouvements de sa respiration ne révélaient plus qu’il put être encore en vie. La nuit été tombée depuis des heures. Son vol nocturne, l’avait conduit dans le ciel de cette petite île d’un archipel du nord de la Sicile appelée du doux nom de Lipari pour vivre et revivre une fois encore ce même rêve printanier de son passé meurtri.
Les premières semaines, le marin, arrivait chaque jour, en début d’après midi, et ne repartait qu’au milieu de la nuit, ivre de rêves et d’opium. Durant la journée il fumait et buvait du thé et parfois la nuit, quand il ne dormait pas, il conversait à voix basse avec des clients de passage. Ainsi elle apprit qu’il s’appelait Sinbad, marin de son état, originaire d’un port de la Mer noire, vivant en Sicile et en Andalousie et qu’il avait négocié la vente de son navire, une goélette appelée le «Nomade» pour une poignée de rubis. L’argent ainsi obtenu devait lui permettre de vivre dans la fumerie et de payer tous les frais de son séjour jusqu’à qu’il soit ruiné. Il avait tout son temps disait-il en souriant tristement. Le temps? Quelle importance? Sinbad semblait avoir perdu depuis longtemps la notion de cette dimension devenue pour lui aussi inutile qu’insolite. Tout ce qu’il désirait était de ne se soucier de rien et de mourir en paix. Au début, la jeune fille imagina que le marin était atteint d’une incurable et douloureuse maladie, qu’il se savait condamné et qu’il luttait contre la douleur avec l’opium comme seul allié. Mais finalement elle apprit que son affection était d’une toute autre nature, de celle dont on ne guérit jamais.
Un jour des porteurs avaient acheminé un coffre de bois et d’acier qui contenait tous les effets du marin. La jeune fille aux yeux d’amande devina alors que le marin avait finalement élu domicile dans la fumerie. Il était devenu trop fatigué pour se déplacer. Une petite chambre lui fut emménagée séparée de la salle par un panneau coulissant en papier de riz.  Il déjeunait sur place, -il s’alimentait si peu-, laissant à l’opium le soin de tromper sa faim, aussi perdit-il du poids et ses muscles vigoureux s’évanouirent au cours des mois. Il se baignait dans une salle d’eau attenante à la fumerie et la jeune fille fut chargée de prendre soin de son confort en préparant chaque soir un bain chaud et parfumé, lavant son coprs fatigué qu’il laissait reposer dans une baignoire en céramique et de ses vêtements dont elle devait repasser et amidonner les chemises blanches en fil d’Egypte avec grand soin. Elle avait apprécié le fait qu’il n’eut jamais songé à abuser de cette intimité et qu’il lui ait témoigné à chaque instant une bienveillante et  respectueuse indifférence ou peut-être même de l’affection, mais elle ne saurait le dire avec certitude.
La jeune fille sent un tressaillement parcourir le corps du marin. Elle devine son rêve. Peu à peu elle avait gagné sa confiance aussi avait-il finit par lui révéler l’histoire de cet amour fantôme qui hantait son passé. Elle s’approche du marin et verse du thé dans une tasse de porcelaine qu’elle approche de ses lèvres alors qu’il se retourne. Il boit un peu mais, comme épuisé par l’effort, repose aussitôt sa nuque sur l’oreiller, une boîte rectangulaire recouverte d’un cuir épais et patiné. Cette fois il ne ferme pas les yeux et la jeune fille voit rouler depuis son regard vide, sur ses joues émaciées, deux larmes qui finissent par mourir sur ses lèvres. 
Sans un mot, elle prépare la pipe. Mais Sinbad l’interrompt d’un geste lent de la main. Il veut lui parler. Elle s’incline doucement pour approcher son oreille des lèvres du marin. Elle devine plus qu’elle entend ses mots et lui offre son cou sur lequel il dépose dans le doux et délicat duvet qui marque l’orée de sa chevelure, un doux et si léger baiser qu’elle n’est pas sûre d’avoir été embrassée. Elle le sent alors respirer ce parfum, qu’il lui a depuis des jours demandé de porter pour lui, cette fragrance fraîche comme un jus de mangue et de pamplemousse, qu’elle aurait dégusté dans un jardin de papyrus, et qui porte le nom de « Jardin sur le Nil ». La jeune fille sent le souffle du marin caresser son cou, sa main se perdre dans sa chevelure, et pendant qu’il respire cette subtile fragrance et caresse ses cheveux, elle l’entend prononcer imperceptiblement comme on récite une prière, le nom de celle qu’il ne cessera d’aimer...
Alors il retire l’alliance qu’il a à son doigt et lui tend en un geste d’agonie. Puis il ferme les yeux et son dernier soupir le conduit à jamais dans son rêve opiacé. 
La jeune fille pleure en silence. Sans le vouloir elle a passé la bague à son doigt. Comme si la mort avait scellé une impossible union. Elle regarde le visage du marin qui semble pour la première fois apaisé. Elle reste silencieuse afin de n’alerter personne qui pourrait troubler cet instant où Sinbad demeure enfin en paix. Elle éteint la lampe et avant de se relever elle embrasse son front avec tendresse et respect.

Le chinois, de loin a suivi la scène mais n’approche pas. Il regarde la jeune fille sangloter discrètement et pour une fois son visage énigmatique semble refléter un peu d’émotion.
Il s’est engagé à suivre les instructions de celui qui a payé fort cher pour être traité dignement. Il fera dès aujourd’hui le nécessaire. Le corps sera levé et préparé pour être inhumé en haute mer à bord du « Nomade ». Le nouveau propriétaire de la goélette avait accepté les termes et les conditions de ce rituel qui fit office ainsi de testament.

***



Un cri strident déchire le grondement du vent et des vagues qui se brisent sur l’étrave du « Nomade ». Un cri menaçant, sinistre, envoûtant. Sur le pont, étendu dans son hamac Sinbad se réveille. Il reprend rapidement ses esprits et chasse les dernières images de ce rêve tragique et obsédant qui met en scène sa propre mort. La vision de cette fumerie d’opium dans une ruelle de Saigon, une jeune fille, un vieux chinois et ces senteurs d’opium qui lui donnent la nausée. Les croassements redoublent d’intensité et lui vrillent les tympans.
Un corbeau virevolte entre le pont et la mâture, planant dans le sillage du vent qui gonfle les voiles. Sinbad reconnait aussitôt le vol puissant du Grand Corbeau. Celui que les romains appellent Corvus Corax. Un oiseau impérial qui pullule sur l’île de Lipari mais celui-ci est différent par sa taille gigantesque et son comportement agressif. Comment a-t-il pu parvenir si loin en mer? 

En écoutant avec attention l’oiseau Sinbad sembe reconnaître une pointe d’ironie ou de défi dans ses cris perçants, une sorte de provocation dans ce ballet et ces croassements incessants. Le corbeau semble porteur d’un message et se complaît à planer dans le sillage du « Nomade » sans jamais se poser alors qu’il devrait être épuisé.
Sinbad cesse de s’interroger. L’oiseau et ses cris perçants commence à l’irriter. Un corbeau pour un marin est signe de mauvais présage. Il faut donc s’en débarrasser au plus vite avant que l’équipage n’interprète sa présence insistante comme l’expression d’un mauvais sort.

Sinbad d’un coup de sifflet alerte le mousse, un garçon qui n’a pas 15 ans, et lui désigne du doigt l’oiseau noir. Celui-ci en vigie se penche depuis la hune et sait ce qu’il a à faire. Il sort alors un lance pierre de sa poche, y place un petit galet parfaitement rond, tend la gomme à se rompre et vise longuement. Quand il a appris à anticiper les mouvements du volatile il lâche la pierre. Le projectile, le temps d’un éclair, atteint sa cible. Le corbeau, surpris, touché de plein fouet lance un dernier cri avant de s’ effondrer sur le pont.

Sinbad s’approche et alors que l’oiseau bouge encore les ailes pour reprendre ses esprits et retrouver son équilibre, d’un coup sec du talon de sa botte il lui écrase la tête. Aussitôt l’équipage entonne en choeur comme pour chasser le mauvais œil :
« Was Friday morn when we set sail
And we were not far from the land
When the captain, he spied a lovely mermaid
With a comb and a glass in her hand
O the ocean's waves may roll
And the stormy winds will blow
While we poor sailors go skipping to the top
And the landlubbers lie down below (below, below) »
(...)


Alors que l’équipage a déjà oublié l’incident, l’œil de Sinbad est attiré par un reflet métallique argenté que le soleil fait scintiller sous le corps de l’oiseau. Il se penche et découvre fixé sur une patte une bague en argent qu’il retire avec la pointe de son couteau. Un nom y est gravé : Ce nom est celui d’un Dieu de la mythologie nordique, un maître des tromperies, éloquent, rusé, cruel et fourbe. 
Ce Dieu peut  aussi se métamorphoser en poisson, cheval, mouche ou encore en oiseau, et également changer de sexe. Sinbad relit une nouvelle fois le nom avant de jeter l’oiseau et la bague à la mer : Loki.
Il se penche au bastingage et aperçoit une dernière fois l’oiseau flotter dans l’écume avant d’être engloutit dans le sillage du bateau. Bon débarras pense-t-il en éclatant de rire pour avoir terrassé si facilement ce démon.
Le « Nomade » cingle toutes voiles dehors par vent arrière dans une mer forte et levée. Il n’est pas de plus grand bonheur pour un capitaine que de sentir son voilier naviguer en parfait équilibre avec les éléments. 
Sinbad retourne dans son hamac tendu entre les deux mats et à sa bouteille de vodka russe dont il ne se sépare jamais et songe de nouveau à ce rêve étrange et pénétrant qui le hante depuis des mois dans lequel apparaît sans cesse cette fille brune qu’il ne connaît pas. Cette fille imaginée qu’il aime évoquer dans ses pensées, de jour comme de nuit, sans qu’il ne sache pourquoi, comme si elle lui était destinée. 

Il regarde la boussole et la hauteur du soleil pour parfaire son estime. Avant la nuit, le « Nomade » doublera « Isola il toro » un îlot rocailleux situé à une poignée de miles nautiques au sud de la Sardaigne. Il fera cap ensuite vers Barcelona. Il ignore pourquoi. Rien ne lui commande de se rendre dans la capitale catalane. Rien, sinon une intuition. 
Une fois arrivé, la nuit venue, il remontera « Las Ramblas » jusqu’à une taverne et il attendra.
Cette fille n’existe pas mais il sait qu’un jour il la trouvera.

Il réfléchit à un nouveau nom d'emprunt, comme on ouvrirait le chapitre d'une autre vie. Le nom qu'il a déjà trouvé ne sera pas le fruit du hasard. Il songe alors à une variante basée sur une figure de style ésotérique, longuement éprouvée. Celle où l'on peut jouer librement avec les lettres d'un improbable anagramme.

Sinbad the Sailor contemple l'horizon courbe déformé par la houle, le lent roulis du bateau le berce dans sa rêverie, et quand il aperçoit un oiseau marin planer haut dans le ciel à contre jour dans le soleil brûlant, alors il murmure tout doucement comme on récite une prière, le nom aérien et providentiel qui lui fait rêver déjà à une autre vie: Albatros, Albatros Idenshi.



FIN