29 mars 2011

Chapitre 11 : La bonite

Assis dans l’immense cuisine du palazzo, éclairée par des lustres et les flammes de la cheminée où rôtissent quelques faisans bien poivrés, Da Vinci éviscère une bonite qu’il a achetée le matin même à la pescheria du marché du Rialto, là où veille la plus ancienne église de Venise, celle de San Giacomo.

Dans ce marché bigarré se concentre les marchés de gros et de détails, les négoces d'or, de tissus ou d'épices, les banques et les administrations de commerce les plus importantes. Echanges de denrées, prêts financiers, dans ce ventre du grain et de la joaillerie, les marchands brassent des fortunes immenses.

On y trouve aussi un choix varié de légumes ou de fruits, reflétant l'éclectisme des goûts vénitiens. Venise vit en autarcie, en produisant dans la lagune, une partie des produits dont elle a besoin. L'île de San Erasmo est le jardin potager de Venise. Les marchandises sont transportées en bateau. On vend des courgettes de San Erasmo dans tout Venise. Des tomates de Treporti... ou des poivrons de Cavallino.
La cuisine est devenue une des pièces du palazzo où da Vinci se sent le mieux. Il aime cette atmoshère de fête et de fébrilité qui annonce un bon dîner. Etranger à l’agitation ambiante il continue de préparer la bonite. Da Vinci laisse rarement à d’autres le soin de préparer le poisson qui sera servi à sa table. Une habitude de marin.
Ce soir il prend un soin extrême à lever les filets du poisson. La bonite n’est pas un poisson noble mais il a en tête le souvenir d’un dîner en tête à tête à bord du « Nomade » dont le plat du jour, une bonite de trois kilos jettée sur le pont du voilier par une tempête mémorable, fut dégustée dans des circonstances si romanesques qu’il ne pourrait le conter sans passer pour un fieffé menteur.
Dans la cuisine les marmitons s’affairent comme des soldats en guerre sous le commandement d’Eleana. Elle même sa brigade sans jamais lever la voix. Les légumes sont braisés, les sauces liées, les croustades dorées dans le four de céramique et les vins chambrés. Les faisans seront mis en place dans quelques minute sur un lit de fruits caramélisés épicés au gingembre frais.
Le souvenir du « Nomade » s’impose un court instant et encourage les souvenirs. La fuite de Venise, la rencontre avec Orlov, celui qui un jour lui révélera être son père. La mer Noire, l’enrôlement à bord de son voilier. Durant les trois premières semaines, le jeune « da Vinci », baptisé du nom de « Sinbad » par Orlov est envoyé dans la hune. C’est l’école la plus dure. On y devient gabier. Debout toute la journée sous un soleil de plomb sur un plate-forme étroite située en haut du mât de misaine l’apprenti vigie balancé par les mouvements du mât ne connaît de son nouveau métier que mal de mer et insolation. On ne descend de la hune que pour manger, dormir quelques heures et faire ses ablutions. Mais c’est le passage obligé pour être un jour marin.
Orlov n’avait pas été tendre pour celui qu’il savait être son fils. Contrebandier, il l’avait initié durant de longues années à naviguer en eaux troubles, marchander, escroquer et apprendre à fuir toutes voiles dehors pour échapper à l’amirauté. Lorsque Sinbad eut vingt ans Orlov etait aussi boucané qu’un hareng de la baltique. Vieux, épuisé, ruiné, il lui avait révélé enfin qu’il était son père et en héritage lui avait donné sa liberté et un énorme rubis, gros comme le poing d’une jouvencelle, qui lui permit d’acheter en partie le « Nomade ».
Da Vinci, fit préparer des braises dans un petit brasero qui avait été il y des années de cela, à bord du voilier et dont il ne pouvait se séparer. Il envoya quérir Antonella et Anselmo pour qu’ils se préparent pour le dîner. Il avait invité quelques courtisanes, aventuriers, musiciens, une poignée d’aristocrates décadents et quelques libertins de talents pour égayer la conversation. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas offert un dîner de carnavale.
Il grillerait le poisson une fois à table. Il savourait l’idée de servir les filets de bonite à Antonella pour revivre un court instant dans ses souvenirs ce dîner en haute mer qu’il avait célébré une nuit de tempête avec celle qu’il aimerait encore et toujours.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire