07 avril 2011

Chapitre 20 : Les récifs


Ue goélette perdue au milieu d’une violente tempête, une île perdue, des récifs acérés, un naufrage annoncé, deux héros qui s’aiment et se déchirent, jalousie, retrouvailles, des oiseaux noirs de mauvaises augure, une histoire d’amour qui va finir mal, Antonella ne peut quitter da Vinci de ses yeux écarquillés comme ceux d’une enfant insomniaque à qui l’on raconterait l’histoire sans fin qui la fera rêver toute la nuit. Son âme est immergée dans l’Illiade et l’Odyssée, les amours de Roméo et Juliette ou ceux adultères de la divine Antéia et Bellérophontès.

Elle ne soupçonnait pas que les amours puissent être si complexes. En vivant son premier chagrin d'amour, Antonella pensait avoir exploré toute les profondeurs de l’âme humaine. Elle croyait tout savoir dorénavant sur l’amour et ses tourments. Transportée par le récit de da Vinci elle découvre de nouvelles contrées inexplorées de la passion. Elle l’écoute sans jamais l’interrompre et son visage exprime au cours de son récit toutes les émotions, effroi, bonheur, excitation. Dans cette barque amarrée au débarcadère d’une île cimetière, en compagnie d’un homme étrange et qui la fascine, peu à peu Antonella s’identifie avec cette jeune femme aventurière qu’ un jour elle voudrait être aussi, alors que da Vinci poursuit son récit :

— Viens, Allons dans le carré matelot. Il fait froid ici. Il n'y a plus rien à faire, j'ai amarré et jeté toutes les aussières attachées avec quelques barriques et deux ancres flottantes à la mer, les voiles gonflées de mer encore liées au mat freineront notre dérive. Viens, descendons, nous fumerons et boirons et terminerons ce bout de lard fumé dont je me sers pour appâter mes hameçons. Et puis nous dormirons quand nous serons fatigués de parler. J'ai tant à te dire. Nous verrons bien quand nous nous réveillerons si nous sommes au paradis ou en enfer.

Elle me suit dans les entrailles du bateau, l'atmosphère confinée est presque chaleureuse. Elle retire son ciré, son pull gorgé d'eau, sèche ses cheveux qu’elle a défait, retire son pantalon trempé avant de s'installer sur la banquette, s'enroule dans un drap et bourre la pipe d’un peu de chanvre.
Soudain, l’atmosphère est étrangement conviviale, le mouvement des vagues se fait de moins en moins intense et nous bercerait presque si le vent ne sifflait strident et perçait sans pitié nos tympans. Elle inhale profondément la fumée doucereuse puis l’expire nonchalament, ce rituel la calme et l'apaise, elle prend alors une gorgée de vodka et laisse l'alcool la réchauffer.
— Je ne pense pas que Morphée m’enlève dans ses bras avant longtemps, tu auras tout loisir de me parler et me dire ce que je fais là. Mais avant, mangeons, les émotions ça creuse!

Pas le temps de répondre. La mâture pousse soudain un brutal gémissement d’agonie. Le craquement sourd n’annonce rien de bon.
— Le grand mât nous lâche matelot. Les voiles gonflées d'eau que j’ai laissées accrochées aux vergues pour freiner notre course ont eut raison de lui. Cela va de mal en pis. J’ai bien peur que nous perdions le bateau. Pas d’affolement. Il nous reste la chaloupe. Ne bouge pas, bois, fume et découpe nous notre misérable "gigot".

Je prends la hache et remonte sur le pont. A l’extérieur c’est un carnage. Le grand mât brisé traîne dans l'eau et celui de misaine est sur le point de rendre l’âme. Le pont offre le spectacle d’un chaos de gréement, voiles, cordages.
Mais ce qui attire mon regard c’est les milliers de corbeaux noirs qui planent dans le ciel. Leur croassement obsédant annonce l’hallali. Il n’y a pas si longtemps j’en avais tué un sur le pont en lui écrasant la tête d’un coup de talon, un véritable démon dont le sang vicié, noir et corrompu comme du poison avait taché le bois du pont pendant des semaines comme si il avait voulu marquer le voilier d’un mauvais sort.
L’île sur l’horizon grandit dangereusement. Nous allons droit sur les hauts fonds. J’anticipe plus que n’entend les premiers écueils griffer la coque comme le ferait les griffes de ces rapaces maudits. Dans moins de trois heures il faudra agir. Et vite. Le jour sera levé.

Je redescends.
— Tout va mal, mais il ne faut pas que cela nous coupe l’appétit. Une vague a jeté sur le pont une bonite d’au moins trois bons kilos, la voilà tête coupée et éviscérée. Je vais allumer le brasero. Dans une minute il fera chaud et nous dînerons comme des princes. Tu as faim?

L. lève les filets de la bonite avec sa dague en prenant soin de les conserver entiers. C’est en partie pour cela qu’elle me séduit. Quoiqu’il arrive, elle parvient toujours à fixer son esprit sur une tâche simple pour éviter de paniquer. Elle manie sa dague avec aisance et la bonite est rapidement nettoyée et prête à être grillée.

Pourtant un croassement vient perturber sa concentration, puis un deuxième, des centaines résonnent dans le ciel comme un chant guerrier qui lui file la chair de poule, ses doigts se crispent sur le manche de la dague et elle souffle avec colère :
— Il ne me laissera donc jamais en paix!
— Que veux-tu dire par là?

Elle sourit, pour ne pas avoir à me répondre, décidée à profiter de ce qui nous est offert, ces instants volés au destin à la saveur particulière. Elle noue le drap autour de son corps souple et vigoureux pour être libre de ses mouvements, se lève et dépose le poisson sur la grille, les flammes lèchent la chair et une délicieuse odeur envahit l'espace. Ensuite elle pose notre festin sur la table, ses yeux brillent de gourmandise.
— Je te souhaite un bon appétit, puis sans même attendre ma réponse, elle déchire le poisson avec les doigts
et porte la chair à sa bouche au risque de se brûler. Je mange à mon tour sans la quitter des yeux.

Je l’aime. Elle est tout pour moi. Comment peut-elle me demander d’accepter de la partager. Pourquoi m’impose-t-elle des amants qu’elle juge insignifiants. Pourquoi doit-elle m’imposer comme condition de devoir accepter pareille situation. Suppliques, menaces, pleurs, colères, séparations. Rien n’y fait. Elle ne cédera jamais. Elle ne peut se satisfaire d’un amour exclusif construit sur la passion. Quelle est la peur qui la dévore pour accepter d’appartenir à celui qui n’aspire qu’à son bonheur?
C’est pour cela que je l’ai prise en otage au milieu de la nuit et entraîné au large une nuit de tempête.
Cette nuit, nous réglerons nos compte. Un de nous deux en sortira vainqueur. C’est ce que j’ai décidé et comme à l’accoutumée je me suis trompé. Nous allons tous deux faire naufrage.

Les lampes à pétrole et le brasero diffusent douce lumière et chaleur. Je me sens bien au milieu du désastre qui s’annonce. Comme si la tension qui m’habitait depuis de longues semaines avait pris fin. Comme si cet instant partagé se convertissait enfin en une éternité de sérénité et d’indifférence devant le sort funeste qui nous est promis depuis que nous nous connaissons.
Je l’observe discrètement du coin de l’oeil tout en nous servant du vin sicilien dont j’ai trouvé quelques bouteilles encore intactes. Elle a l’air à l’aise, sûre d’elle. Elle n’a jamais peur du danger. Seulement de sa perspective. Mais une fois devant l’épreuve à franchir, elle se surpasse toujours avec rage et courage. Un moineau mouillé avec un cœur d’aigle.


Je ressors sur le pont, il me faut trouver une solution ou préparer notre évacuation.
Une fois dehors, cette fois encore, une nouvelle surprise m’attend. Le pont du voilier est recouvert de dizaines, de centaines de corbeaux à l’œil brillant comme des diamants sous le reflet de la pleine lune couleur argent. Ils sont perchés sur tout ce qui est encore érigé, sur les vergues en berne, le bastingage, les mâts mutilés. Certains progressent menaçants en battant des ailes sur le pont en ma direction. Que font-ils ici ? Ce ne sont pas des oiseaux marins.

Pour tenter de parvenir à rejoindre la chaloupe, je fais mouliner ma hache d’abordage bien attachée à mon poignet. Je l’abats sur tout ce qui vole ou bouge, fend l’air, mutile, tranche, découpe. Le sang jaillit dans des gerbes de plumes et de craquements d’os. Mais je ne peux progresser vers la chaloupe. Je suis griffé, attaqué, blessé par les corbeaux. J’ai rapidement le visage et les mains en sang. Je dois renoncer. Je me réfugie dans la descente que je referme sans plus attendre.
Je la regarde, l'anxiété l'étreint, les bruits de lutte l’ont alertée. Elle est debout dague à la main prête à me rejoindre. D’un regard elle m’interroge.

— L’orage est passé, la tempête s’est calmée. Une houle résiduelle, monstrueuse mais régulière, avec des creux d’au moins huit mètres nous fait dériver vers la côte. Mais tout va bien. Je ne renonce jamais matelot. Et je sais que toi non plus. En attendant, buvons, fumons et reposons nous. Il nous reste deux heures avant le dénouement. Mais je te jure que nous ne nous ne mourrons pas noyés. C’est hors de question. Noyé? C’est la honte pour un marin. Ou alors à terre, dans le lit d’une jolie femme ivre de vin et de chanvre.
Elle sourit à ce que je dis, mais ses mots annoncent un tragique épilogue :

— Je crois que les corbeaux sont là pour moi...

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