06 avril 2011

Chapitre 19 : L'île

Le « Nomade » toutes voiles dehors tangue et roule sous un ciel de plomb fondu, avalé par la tempête. La barre est amarrée, inutile de songer une seule seconde que je puisse le contrôler. Nous sommes en perdition. Le vent tend les voiles à se rompre. Le pont est recouvert d’un tapis d’écume. Les mats plient sous la poussée et menacent à tout moment de se rompre. Il est trop tard pour affaler. Je ne suis plus maître du bateau.

Curieusement pour la première fois de ma  vie de marin, le sort du voilier m’indiffère. Cette nuit le bateau ivre nous conduira dans un voyage au bout de la nuit. 
L. et moi, rien que nous deux. Et quoiqu’il arrive nous n’en reviendrons pas. C’est ce que je veux. Nous perdre tous les deux, sombrer. Un voyage sans retour.

— Où allons nous capitaine? Le « Nomade » semble m’interroger en faisant craquer douloureusement  les membrures de son squelette de bois.
— Navigue où tu voudras « Nomade », demande à la boussole, elle te le dira. Emmène nous où bon te semblera. Perds nous en mer, ne nous fais plus jamais toucher terre.
Le « Nomade » semble avoir compris, il part au lof dans une grande embardée qui manque nous renverser. 

Je bois la vodka à même la bouteille. Jamais je ne me suis senti si proche d’Orlov. L’intérieur du bateau est un chaos. Les objets mal rangés ont volés dans le carré. L. me rejoins. Elle prend la vodka et boit avec moi.
Je devine son envie de me frapper pour l’avoir entraînée de force là où elle ne voulait pas aller. 

— Frappe moi. 
Je la provoque approchant mon visage à portée de ses poings serrés. 
— Frappe moi sous le menton ou éclate moi les lèvres, fais jaillir le sang, je n'attends que ça, me sentir vivant.

Et là, comme toujours elle me surprend. Elle éclate d’un rire qui couvre le bruit du vent. Elle rit aux éclats. 
Ses yeux luisent comme ceux d’un animal sauvage. Elle a compris la situation et comme elle ne peut la contrôler elle fait mine de l’avoir inspirée.
—  Tu veux aller en enfer? Alors allons y !, dit-elle en me défiant.

Je ne réponds pas à sa provocation :
— Tu dois avoir froid. 
J'ouvre un coffre, un pull en laine, un ciré. Tu as les lèvres bleues. Quel drôle d'épouvantail tu fais. Un moineau en colère, avec un cœur d'aigle, trempé jusqu'aux os. Pendant qu’elle s’habille, inspiré par la vodka, je chante cette vieille chanson de marin irlandais :

My wild love went ridin'
She rode to the sea
She gathered together
Some shells for her head
She rode and she rode on
She rode for a while
Then stopped for an evenin'
And lay her head down

Je la regarde et je ris à mon tour. Je ne peux l’éviter. Je suis ivre, je ne sais pas être heureux autrement. Enfin, elle me sourit. La vodka coule dans nos veines. Nos pouls s’accélèrent à l'unisson. Ce moment précis ou la haine fait place à la tendresse.
La chaleur de l’alcool réchauffe nos cœurs et comme à chaque fois que nous nous déchirons peu à peu, finalement, les mots reviennent apprivoiser nos sentiments. 

— Tu sais Sinbad,  à tes côtés j'ai vécu, bien vécu, vécu intensément chaque seconde, alors si on doit aller à vau-l'eau peu importe. Emmène nous là où tu voudras.

Soudain je réalise jusqu’où va nous mener ma folie, ma jalousie. Je prends alors conscience du danger. Je ne veux plus nous perdre. Il me faut stopper cette conduite suiciaire. Je dois me battre contre la tempête.

— Viens matelot, j’ai besoin de toi. Remontons sur le pont. Il faut passer à l’action. 
Je lui confie la barre que je détache et m’empare d’une hache d’abordage. Il est trop tard pour affaler les voiles. Elles sont tendues et gonflées comme les ventres dodus des ogres lors d’un banquet. Nous sommes en danger. Le bateau risque d’enfourner et de nous envoyer cul par dessus tête. Nous allons sombrer.

Grands coups de hache dans le gréement. La grand voile et la voile de misaine tombent comme le jupon d’une soubrette sous l’assaut d’un corsaire. Le foc lui aussi part à la mer. Mais l’effet est immédiat. La tempête n’a plus d’effet sur le voilier. Celui-ci danse maintenant sur la mer comme une bouteille de rhum jetée à la mer. Le vent souffle inutilement sur les mats déshabillés. La coque tait son gémissement et dérive dans un bain d’écume sous le poids des vagues qui l’entraînent dans leur course endiablée. 
Nous dérivons une éternité portés et balancés par les vagues qui déferlent et le courant. Nous perdons la notion du temps. Jamais je ne me suis senti aussi bien. Et puis, soudain, au milieu de ce chaos marin, éclairs, tonnerre, grain, le ciel se déchire et sur l’horizon apparaît l’ombre fantomatique d’une île rocailleuse, cernée d’écueils vers laquelle les courants nous entraînent inexorablement.  Nous l'aborderons probablement avant l’aube. Il n’y a plus rien à faire que laisser le sort décider de notre destin.  La roue de la fortune tourne seule. 
Nous verrons bien. 




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