Il est minuit. Da Vinci sort sur le pont. Le vent est tombé et le calme règne sur la lagune. La tempête a abandonné la partie. Les étoiles brillent timidement entre les nuages épars qui fuient le champ de bataille.
Antonella le rejoint rapidement et ils demeurent tous les deux à regarder en silence le gris sombre de la mer sous la voûte céleste où un croissant de lune brille d’une lueur argentée. Une autre bouteille de vin est ouverte et ils boivent en se restaurant avec les victuailles qu’Eleana a pris soin de ranger dans la barque. Terrine de sanglier, poisson fumé, jambon et fromage de Parme, tomates séchées à l’huile d’olive, pain noir et des fruits rouges des bois en sirop ont rapidement calmé leur appétit.
L’atmosphère est chaude et humide. Presque étouffante. Mais l’un comme l’autre se sentent bien dans ce silence retrouvé.
Puis sans aviser, Antonella, comme si soudain sa question lui brûlait les lèvres, l’interpelle :
— Qui est Loki et d’où provient cette myriade de corbeaux qui envahit le « Nomade »?
Da Vinci s’attendait à cette question. Antonella est avide de raisonnements basés sur la logique et le rationalisme. L’époque qui l’a vue naître entend changer la représentation d’un monde jugé trop crédule. L’imprimerie, les universités dont est issue cette brillante jeune fille où elles étudie Ovide, Platon, Virgile, Cicéron, les navigateurs comme Cristobal Colon ou les explorateurs comme le vénitien Marco Polo ouvrent de nouveaux horizons à la pensée loin des superstitions médiévales. Maintenant on admet comme évident que la terre est ronde. Si elle n’avait pas encore une âme d’enfant il renoncerait à tenter de répondre à sa question.
— Je viens d’un monde où la terre est plate. Où les croyances sont inspirées par l’Eglise, une institution dirigée par des ignorants qui n’a de cesse de réprimer les expressions d’un univers magique et fantastique. Un monde héritier d’une époque obscure où il est admis que des forces maléfiques tentent d’établir leur pouvoir et dont un de leurs représentants, Loki, est un des dieux nordiques les plus malveillants. Aujourd’hui on ne croirait pas un mot de ce que je vais te raconter. Et hier l’église m’aurait jeté dans un bûcher.
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Descente aux limbes |
Mon histoire avec L. se déroule dans les limbes, des lieux de l’au-delà situés aux marges du paradis et de l’enfer. Entre rêve et réalité. Parfois je doute même de l’avoir un jour réellement croisée mais il est vrai qu’à cette époque je m’adonnais avec zèle aux plaisirs de l’opium. Chacune de nos rencontres se termine au réveil. Le lit est désert. Elle a disparue. Notre bonheur est toujours éphémère et nos malheurs durent une éternité. Viens, rentrons. L’épilogue est une longue histoire et pour l’évoquer nous seront mieux installés à l’intérieur.
IIs retrouvent avec plaisir le confort du carré inondé d’une lumière vespérale. Da Vinci ouvre un coffre de la cabine et trouve ce qu’il est venu chercher : une bouteille de vodka russe qu’il se presse d’entamer.
— Antonella prendrez vous un verre de ce breuvage de feu en ma compagnie?
— Je n‘en ai jamais goûté. N’est-ce pas un alcool trop fort pour une jeune fille? Et elle lui sourit de la plus provocante des manières avec cette moue enfantine qui la rend si faussement fragile.
— Tu auras sans doute besoin d’en connaître les effets pour croire l’histoire que je vais vous raconter.
Da Vinci, soudain plus grave, boit d’un trait son verre de vodka avant de continuer son récit :
— La voix de L. évoquant les corbeaux qui envahissent la nuit ne s’est pas éteinte que je lui réponds aussitôt : Oui je devine que ces oiseaux venus de l’enfer sont venus pour toi. Mais ce n’est pas ton attirance pour les rêveries mystiques qui les a conduits jusqu’à toi. Ou ton faible pour les mondes étranges et parallèles de ton imagination débordante. En réalité L., écoute moi bien : ce démon qui te poursuit est seulement ton ombre. C’est seulement ta peur de laisser ton cœur décider pour toi. Tu ne veux appartenir à celui que tu dis aimer par crainte de perdre alors ta liberté. Cette peur est devenue si forte qu’elle engendre des monstres et des fantômes qui nous tourmentent quand nous sommes ensemble. Un dieu maléfique s’est emparé de cette terreur et tu es devenue sa proie. Tu as fabriqué ton propre supplice et ces corbeaux dehors qui nous attendent sont seulement les messagers de cette peur qui te ronge et qui t’éloigne de moi. Pourquoi ne veux-tu pas m’appartenir sans te perdre dans les bras d’autrui?
Tu me fais tellement souffrir.
Je nous sers un peu de vin. Je suis heureux de ma démonstration mais L. ne se laissera pas convaincre si facilement.
Nous fumons et buvons, presque comme si de rien était, le chanvre et le vin nous enivrent suffisamment pour faire taire nos inquiétudes. Ces maudits corbeaux attendront, nous avons envie de profiter de ce moment ensemble. Ils ne sont pas venus seulement pour nous voir nous noyer dans une histoire d’amour impossible.
— Il nous reste une bonne heure devant nous avant de toucher terre. Je vais fermer les yeux et réfléchir, c’est le mieux à faire avant que le jour ne se lève.
Je m’allonge alors sur la banquette de la cambuse. Le balancement lent et régulier du bateau soulevé par l’énorme houle et les effets vaporeux du chanvre et de la vodka me font déjà rêver.
Soudain, le souvenir d’un passé révolu surgit dans ma mémoire, je ressens le besoin immense de la sentir blottie tout contre moi. Cela fait si longtemps depuis notre dernière séparation. Dans combien de lits s’est elle perdue depuis avant que je ne la contraigne à me retrouver pour tenter encore une fois, sans doute en vain, de l’apprivoiser.
L. fume en silence un long moment, méditant mes propos, puis s’approche doucement. Je devine qu’elle m’observe avec ce sourire rempli de tendresse qu’elle exprime de ses si jolies lèvres. Dans ces moments là, quand les mots se taisent pour laisser la tendresse s’installer, je sais qu’alors elle va subrepticement me rejoindre et se glisser tout contre moi.
— Ma place est là, à tes côtés, maintenant je le sais, me dit-elle doucement dans le creux de l’oreille.
Je savoure ses mots tendres mais combien de fois m’a-t-elle nourri de serments éphémères avant de se jeter l’instant d’après dans les bras d’un de ses amants. Mais le moment n’est pas propice à raviver de vieilles cicatrices.
Elle se blottit dans le creux de mes bras. Nous savourons l’un contre l’autre ces quelques instants de calme avant d’affronter les fantômes qui dehors dans la nuit nous attendent, lorsque l‘aube pointera comme la lumière d'un phare et percera les ténèbres de nos peurs et nos cauchemars.
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