Serrés étroitement l’un contre l’autre, entre veille et sommeil, ivres de drogue et de vin, nous pénétrons une nouvelle fois encore dans les profondeurs obscures et insondables des limbes de notre passé commun. Le chemin, pavé de pièges, nous est familier.
Les ombres du passé nous enveloppent dans une étreinte étouffante : jalousie, remords, ruptures, serments trahis, défiance, mensonges et continuelles déceptions nous escortent vers les abysses de nos âmes déchirées.
Alors, parfois je rêve l’histoire de Pygmalion et Galatée. Rappelez vous Antonella : Pygmalion est un habile sculpteur. Il fit une scuplture d’ivoire d'une femme parfaitement belle. Il y travaille sans relâche pour en faire une femme plus belle que les femmes vivantes. Elle devient si belle, si parfaite qu'elle ressemble à peine à une statue. Cette statue devient l'obsession de Pygmalion il l'embrasse, l'habille, l'a met au lit la nuit.
Pygmalion se rend au temple de la déesse Vénus et demande son aide pour qu'elle lui trouve une femme semblable à la statue. Une fois chez lui il l'enlaçe comme à son habitude, lui baise les lèvres mais quelque chose d'étrange arrive, la statue lui rend son baiser. L'ivoire devient chaud et doux alors qu'il la touche. La statue prend vie, ils font l’amour.
Mais dans mon rêve au petit matin Galatée avait disparue à jamais.
C’est ce rêve devenu réalité que je vis avec L. J’avais inventé une chimère qui n’existait que dans mon imagination. Ma vie avec elle était un voyage sans horizon. Je l’aimais. Elle ne songeait qu’à me tromper pour se sentir vivante et libre. Cette histoire devait prendre fin un jour. Pourquoi pas cette nuit?
Dans ce voyage dans le temps nul souvenir d’un bonheur même fugitif : naviguer à bord du « Nomade » vers la Sicile, ivresse d’une passion naissante, un premier baiser, une première caresse, retrouvailles et mariage à Syracuse, lune de miel, nos belles amours maritimes se réduisent à un voyage initiatique à travers mille épreuves et combats inutiles qui nous opposent violemment.
Alors pourquoi vivre pareille union? Comment répondre à cette question? Demande-t-on à deux étoiles jumelles pourquoi elles gravitent en orbite l’une autour de l’autre obéissant aux lois obscures de la gravitation? Aucun choix ne nous a été donné de faire. Nous sommes attirés l’un vers l’autre comme deux astres incandescents qui courent dans le firmament.
Alors que je la sens se serrer plus fort contre moi, -le froid, la peur peut-être l’amour lui fait glisser son bras autour de mon cou-, un bruit de bois meurtri résonne dans les entrailles du bateau. Un craquement sinistre comme le long gémissement d’un animal marin à l’agonie. Le « Nomade », soudain s’est immobilisé comme s’il avait cessé de respirer. Je saute de la couchette et me précipite sur le pont suivi par L. sa dague déjà dans le creux de la main. Une fois dehors, sur le pont le spectacle est dantesque. Le bateau porté par un vague plus monumentale que les autres a été porté et déposé presque délicatement par la main des dieux sur des hauts fonds. La mer s’est retiré et le voilier se retrouve perché sur des rochers recouverts de coquillages et de plantes marines comme l’Arche de Noé sur le mont Ararat.
Les corbeaux ont pris leur envol et planent dans le ciel comme des rapaces prêts à fondre sur leur proie.
Les corbeaux ont pris leur envol et planent dans le ciel comme des rapaces prêts à fondre sur leur proie.
Autre surprise. Maintenant je reconnais l’île. Il s‘agit de Lipari. Nous sommes échoués sur Spiaggia Bianca la plage de la côte est de l’île là où est bâti mon cabanon de pêcheur. C’est incompréhensible. Nous avons quitté Venise il y a seulement sept heures. Il a fallut qu’un typhon de légende nous emporte au dessus de la péninsule et des flots pour rejoindre le nord de la Sicile en si peu de temps. Opium, rêve, limbes, imagination. Je ne sais plus si je suis vivant, ivre, ou l’objet de ma propre imagination. Mais je ne cherche pas à savoir. Accrochés à une amarre nous nous laissons glisser à terre et rejoignons la plage comme deux naufragés.
Les oiseaux se sont posés comme un lit d’algues noires sur la plage mais ne cherchent pas encore à nous empêcher d’avancer. Ils s’écartent au fur et à mesure de notre progression nous laissant le passage. Ils nous faut vite rejoindre l’abri du cabanon. Les corbeaux pourraient devenir imprévisibles. Main dans la main nous accélérons le pas. Je me retourne une dernière fois. La vision du « Nomade » me déchire le cœur. Le voilier comme un goéland aux ailes blessées gît sur le flanc. Les voiles encore accrochées à la coque lui servent de linceul. Les mâts brisés, la coque éventrée le voilier va mourir après une longue agonie. Comment ai-je pu ma résigner à jeter mon bateau à la côte et laisser la mer et les rochers le déchirer sans pitié? Orlov me tuerait pour avoir mené mon navire à sa perte pour une histoire de femme fatale.
Mon regard est soudain attiré par deux nuages qui lentement s’écartent pour laisser apparaître l’ombre fantomatique d’un gigantesque oiseau. Celui-ci les ailes déployées, porté par un vol puissant et lourd s’approche à grande vitesse. Je l’ai reconnu. Loki ! Le Grand Corbeau. Corvus Corax. Malgré la distance, l’œil du démon brille plus encore que les rayons de la lune. Il fond sur nous. Le cabanon n’est plus qu’à une centaine de mètres mais les corbeaux ont reconnu leur maître, ils volent autour de nous comme un essaim d’abeilles attirés par le sang. Nous courons, je lâche la main de L. pour nous ouvrir le chemin à grands coups de hache d’abordage.
— Cours, cours, ne te retourne pas. Je fends l’air de ma hache. Les oiseaux tombent par dizaines dans des cris de fureur.
— Cours mon amour, reste près de moi.
Nous ne sommes qu’à une poignée de pas de l’entrée de notre abri lorsque je me retourne et la voit.
L. s’est arrêtée et retournée, elle fait face au Grand Corbeau. Loki fond sur elle comme une pierre qui tomberait du ciel. Elle l’attend en silence, la tête jetée en arrière, les bras en croix comme une victime expiatoire. Loki dans un grand bruissement d’ailes, griffes en avant ...
— L. !
Mon cri déchire ma gorge. J’en cracherais du sang. Je hurle ma peur à en éclater mes poumons, ma douleur, mes sanglots. Immobile je la regarde une dernière fois car je sais qu’il est déjà trop tard.
Da Vinci soudain se tait. Le silence s’empare aussitôt de l’intérieur de la barque. Cela fait longtemps qu’Antonella a cessé de respirer. Le regard de da Vinci est encore perdu dans ses tourments.
Quand à Antonella ses yeux sont noyés de larmes. Ils se font face mais ne se regardent pas.
c'est si beau et si triste
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