— Que savez-vous de l’amour Antonella?
Pour mieux converser avec elle, da Vinci a invité la jeune femme a s’asseoir à ses côtés. Anselmo a été relegué en bout de table entre les sœurs Bartolomeo da Taviani, toutes deux originaires de Mantoue. Lucia et Andrea sont deux ravissantes aristocrates délurées et Anselmo également assis en face d’Arnaldo Antonelli, un critique d’art qui sait tout de Leonardo da Vinci, ne saurait longtemps s’ennuyer. D’ailleurs, le vin aidant, il semble fort volubile et semble jouir de la conversation avec Lucia, une brune aux yeux bleus dont il fixe avec intérêt les lèvres gourmandes.
Le vin coule à flot et les convives parlent fort et dévorent les mets qui abondent sur l’immense table de banquet. La conversation est enjouée, les rires fusent quand un des invités se couvre le visage de son masque pour interpréter une saynette de la «Commedia dell’arte».
Un orchestre de chambre interprète une pièce de Giovanni Battista Pergolesi :
Antonella rougit. La question de da Vinci la trouble. Elle est bien trop indiscrète pour qu’elle puisse répondre avec sincérité et détachement. Da Vinci savoure ce moment qu’il a volontairement provoqué où les joues de la jeune femme se teintent d’un rose pâle semblable aux pétales des roses de son jardin. Il ne peut plus longtemps résister. Un homme de son âge ne saurait, en guise d’hommage, baiser la main d’une si délicate jouvencelle mais n’est-il pas mourant? Devrait-il se priver de ce si subtil et ultime plaisir? Il sourit intérieurement à l’idée du péché qu’il va commettre.
Da Vinci se saisit alors délicatement de la main d’Antonella et pose un doux et rapide baiser dans l’intérieur de son poignet. Soudain, il lui semble que le silence a envahit la pièce. Les convives se figent comme des sculptures. Le temps s’arrête et il a soudain la vision ensoleillée d’une journée de printemps à Syracuse. Le parfum de jasmin d’une couronne de fleurs posée sur la chevelure de celle qu’il vient d’épouser. Le bleu de la mer. Il se sent transporté de bonheur. Vertige.
— Me pardonnerez vous jamais d’avoir pris cette liberté. Vous m’avez offert là le plus beau de mes souvenirs. je suis convaincu que vous me comprenez.
Antonella sourit. Elle ne sembles pas choquée par son geste, juste amusée.
— Je vous pardonnerai Da Vinci si vous répondez vous-même à la question que vous m’avez posée. Qu’est ce qu’était l’amour pour Sinbad le Marin?
Da Vinci s’approche de la jeune femme et à voix basse lui dit :
— Ainsi, vous connaissez Sinbad? Le ton est doucement ironique.
Sinbad est comme Ulysse, un éternel voyageur en quête d’amour. Lors de ses périples il rencontre de nombreuses femmes mais ne s’attache jamais. Dans les sept voyages qu’il accomplit certaines des femmes qu’il connaît sont étranges et fascinantes, des déesses semblables à CIrcée ou Calypso.
Il vit une histoire avec une femme qui pourrait être Circée mais ne s’en éprend pas. Elle lui dit, je suis plus belle que la femme que tu dis aimer, plus intelligente aussi, ma plume écrit les vers les plus subtils. Reste avec moi. Pourtant Sinbad refuse.
Oui, c’est vrai lui dit-il, tu es sans doute plus belle et tes récits et tes odes sont captivants mais tu n’es pas celle que je recherche. Celle que j’aime m’attend chez moi, dans un petit cabanon de pêcheur, sur une île des Eoliennes.
Un jour il rencontre une autre femme avec qui il restera quelques temps. Elle ressemble par son caractère à Calipso. Ils s’aiment, mais là encore un jour il la quitte et veut rentrer chez lui malgré son insistance à le retenir.
Mais quand il arrive celle qu’il aime se refuse à l’aimer. Elle n’a pas confiance en lui. Elle a peur de l’amour qui pourrait la dominer. Elle ne cède pas et menace de partir le jour même de son arrivée.
Sinbad se met en colère et sa colère est grande. C’est une colère de héros. Il est venu pour elle, il ne comprend pas. Ils sont tous deux au bord de l’explosion. Mais soudain les deux amants comprennent et réalisent qu’ils s’aiment.
Ils pleurent ensemble. Ils se parlent. Ils se racontent leurs souffrances. Leur première nuit n’est pas une nuit d’amour. Ils se confient l’un à l’autre. Ils découvrent une évidence : ils sont tout simplement bien ensemble. Ce n’est le lendemain qu’ils découvrent pour la première fois le lit d’ébène noir que Sinbad avait fait construire pour celle qui deviendrait un jour sa femme. Ils passent alors leur première nuit ensemble. Ils s’aiment, mais pendant la nuit un démon visite le rêve de cette femme tant aimée. A l’aube, sans le prévenir elle s’enfuit.
Voyez vous ajoute Da Vinci. Cette histoire n’a rien d’original. Elle a été écrite, récitée, chantée, mise en vers, depuis la nuit des temps. Elle nous apprend qu’ill n’est pas de véritable histoire d’amour sans un drame pour la révéler.
Les tensions de la crainte et l’espérance sont la vie même de l’amour. De la même façon que le feu ne peut subsister sans se nourrir d’un mouvement continuel l’amour cesse de vivre quand il ne connaît plus la crainte et l’espérance.
La relation amoureuse se révèle dans la séparation. Quand le destin sépare deux amants alors leurs âmes ne connaissent pas d’autres illusions que celles d’un jour se retrouver.
Mais parfois, cela n’arrive jamais.
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