02 avril 2011

Chapitre 15 : De la jalousie

Il est un peu plus de trois heures lorsqu’Antonella et Anselmo s’enferment de nouveau dans le bureau. Le dîner n’est pas encore terminé mais ils ont préféré se retirer. Musique, rires, bribes de conversation menées à voix haute leur parviennent malgré l’épaisse porte de chêne.

— Ainsi nous avons déchiffré le sens des deux premiers médaillons :
Un voilier appelé le « Nomade », un marin appelé
« Sinbad », l’île de Lipari et une jeune femme mystérieuse sont les personnages d’une histoire d’amour qui se termine en drame.
J’ignore si ce début d’histoire suffira à me maintenir éveillé. C’est d’une telle banalité!

Il attend alors un commentaire d’Antonella, mais puisqu’elle celle-ci conserve un mutisme pourtant peu fréquent, il ajoute ce qu’elle affirme toujours en en de pareilles occasions :

— Mais soyons patients. Et propose pour se motiver :
— Examinons maintenant ce troisième médaillon. Arnaldo Antonelli, le critique d’art qui connaît tous les détails de l’histoire de da Vinci et de Leonardo, le peintre, m’a confirmé pendant le dîner que les deux compères partagent ce secret que cherchent à connaître depuis des lustres les augustes membres de l’Académie pontificale.

Il se retourne alors vers elle constatant quelle persiste à demeurer pensive et silencieuse.

— Tu es fatiguée? Préférerais-tu aller te reposer?
Après un long silence qui étouffe un discret sanglot elle répond à voix basse :
— Cette nuit, je ne crois pas que je puisse trouver le sommeil.
— Que se passe-t-il? Es-tu souffrante?
— Souffrante? Oui sans doute, le mot est approprié. Mais rassure toi, je connais le remède qui me guérira.
— Je ne comprends pas, s’inquiète Anselmo.
— Je vais dans un instant rejoindre da Vinci. Il ne m’attend pas mais je suis convaincue qu’il ne tardera pas à m’ouvrir la porte de sa chambre et sans doute son lit.
— De quoi parles-tu? Je ne comprend pas.
— Pourquoi ne demandes-tu pas à Lucia Bartolomeo da Taviani dont tu goûtais sans limites la compagnie de répondre à ta question.
— Et que devrait-elle m’expliquer, coupe Anselmo, réalisant où cette conversation le conduisait .
— Elle t’expliquerait que parfois, alors qu’elles ne s’y attendent pas, les jeunes filles ne sont pas insensibles aux charmes d’aventuriers au passé marqué de cicatrices. Qui aurait cru que lorsqu’il a embrassé l’intérieur de mon poignet je puisse ressentir semblable frisson. J’en ai été la première surprise.
— Tu n’es pas sérieuse? De qui parles-tu? Il t’a embrassé? cria presque Anselmo.
— Et toi, étais-tu sérieux quand Lucia Bartolomeo da Taviani, cette courtisane de salon t’entraîna sur la terrasse pour te faire admirer les feux d'artifices de plus près. Je vous ai suivi peu après et vous ai vu.
— Qu’as-tu vu? souffla Anselmo dont la gorge se noue.
— Tu l’embrassais. Tu as trouvé enfin celle qui te donne sans négocier ce que je tarde moi à te céder. Cette nuit da Vinci m’a dit une chose que j’ai retenue : la crainte et l’espérance sont la vie même de l’amour. Avec moi tu as connu l’espérance. Cette nuit tu connaîtras la crainte. Et sans attendre, elle sort sans lui laisser le temps de réagir.

— Antonella, que fais-tu? sont les derniers mots qu’il prononce avant de la voir disparaître en courant dans l'interminable couloir obscur.

Désespéré, Anselmo imagine un court instant tenter de la rattraper mais il demeure pétrifié, les mâchoires douloureuses pour les serrer de toutes les forces du désespoir. Il se sait coupable d’un crime dont l’ivresse a été son seul complice.
Comment aurait-il pu lui expliquer qu’il n’aime qu’elle? Comment lui dire que les hommes sont parfois vulnérables aux pièges que leur tendent les dieux.

Da Vinci ouvre la porte de sa chambre secouée de coups de poings rageurs. Il ne dort pas. En réalité il ne dort plus depuis longtemps. L'insomnie, comme il le répète à l’envi, comme une rengaine avec laquelle il se berce, est devenue une maîtresse cruelle au sexe carnassier et ses draps des suaires de solitude.

Antonella s’engouffre dans la chambre avant même qu’il ai pu lui demander l’objet de sa visite nocturne . Une question inutile puisqu’il sait ce qui en réalité l’amène. Eleana lui a rapporté depuis longtemps comment Antonella a été la témoin de la trahison d’Anselmo.

— Gardez moi cette nuit auprès de vous da Vinci et faites de moi ce qu’il vous plaira. Je sais que je vous plais.

Da Vinci rirait de bon cœur si elle n’était pas si ravissante, si désirable. Celui-ci ne peut s’empêcher de savourer l’enivrante perspective. Cette déjà femme n’est pourtant encore qu’une enfant mais son âme généreuse déborde d’une sensualité dont elle doit sans cesse contrarier les effets. Il la regarde avec attention et affection. La lumière monacale que produisent les quelques cierges plantés sur des chandeliers éclaire un visage à la moue désespérée si charmant qu’il en perdrait un instant la raison. Le manque chronique de sommeil lui a offert un ange. Qu'elle est belle. Elle est une preuve vivante de l'existence de Dieu.

— Asseyez vous près de la cheminée. Il fait frais même en cette saison. Je sais pourquoi vous êtes là. Et ce n’est pas pour moi. Je ne peux être celui qui assouvira votre désir de vengeance.

Elle tente de protester mais il continue :

— Comme je vous comprends. J’ai connu moi aussi les affres de la jalousie.
Ecoutez moi. L’amour engendre la jalousie comme l’enfer engendre les démons. L’amour engendre la jalousie mais fait mourir l’amour.
La jalousie est un monstre, un poison violent qui ronge le cœur d’un amant avant de détruire celui qu’il jalouse. La jalousie n’est que l'expression inepte et puérile de l’orgueil. Une maladie. Une folie. Mais, voyez-vous, curieusement l’amour sans jalousie n’est pas l’amour. Ce sont les deux mâchoires de ce piège infernal qui viennent de se refermer sur vous.

Antonella se lève, s’approche et se jette dans ses bras avec la spontanéité d'une enfant. Il sent son corps étroitement serré contre le sien. Elle pleure doucement. Da Vinci sent son cœur battre presque la chamade. Alors il laisse son âme se perdre un court instant dans les limbes d’un impossible désir et les yeux fermés, comme une secrète prière, lui baise doucement le front.

— Mon enfant. lui dit-il d'une voix douce, vous lui pardonnerez.
Alors, avec la patience d’un précepteur, il lui répète lentement dans le creux de l’oreille la leçon que lui même avait, un jour funeste, oubliée :
— vous devrez lui pardonner.
J’ai perdu la femme que j’aimais pour avoir donné vie à un monstre qui dévora mon cœur puis le sien. Ne laissez pas naître en vous pareille chimère. Il n’est rien de plus cruel que de perdre celui que vous aimez pour un peu d’orgueil blessé.
Vous n'imaginerez jamais combien il est douloureux de vivre avec des regrets.

Il la repousse et la regarde tendrement, presque amoureusement, pour perdre son âme une dernière fois dans l'innocence de ses yeux plein de larmes et tire le cordon d’une sonnette pour qu’un serviteur aille rapidement quérir Anselmo.



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