04 mai 2011

Chapitre 33 : L'Esprit de Dieu

Castel dell'Ovo
Les yeux fermés, da Vinci respira à plein poumons l’air de la mer. Il marchait en se hâtant en direction de Castel dell'Ovo, un château construit sur la petite île de la Mégaride en front de mer. Cela faisait une éternité qu’il ne s’était senti aussi bien que depuis qu’il avait pris la décision de quitter définitivement Venise.

L’air vivifiant qui balayait la baie de Naples contrastait avec la brise aux relents parfois fétides de la lagune de la Cité des Doges. Il ne retournerait plus jamais vivre à la Sérénissime. Il abandonnait le palazzo à Eleana qui saurait en tirer parti jusqu’à qu’il prenne un jour une décision.

Une étape avait été franchie. Il avait enterré ses souvenirs au cimetière San Michele et le charme envoûtant d’une jeune fille au teint de pêche avait suffit à lui donner de nouveau espoir dans les plaisirs que peuvent offrir la vie. Il ne reverrait plus Antonella. Elle possède l’âge trop délicat où les jeunes filles confondent leurs premiers émois et l’attirance pour les hommes mûrs avec ce qu’elles imaginent être le grand amour. Tout cela est fort charmant mais sans réel avenir, or ette fois il avait besoin d'affronter la réalité qu'il n'avait cessé de fuir depuis trop longtemps. 

Da Vinci lui était infiniment reconnaissant pour les émotions qu’il avait grâce à elle ressuscitées alors qu’il les pensait définitivement mortes et enterrées, mais elle était décidément trop jeune pour l’accompagner là où il devait aller. Si jeune et presque trop ravissante, un véritable danger pour qui connaît la réalité de ce dicton espagnol célèbre à Naples où les femmes sont si belles : « Quien tiene mujer guapa o castillo en frontera, no le puede faltar guerra ».

Napoli
Pourtant il n’avait pu résister à la tentation d’exercer sur une jeune fille les vieilles méthodes éculées d’un séducteur de pacotille, pour s’assurer inconsciemment ou par jeu qu’elles demeuraient encore efficaces et maintenant il se sentait coupable de l’avoir séduite si facilement pour mieux l’abandonner ensuite.

Mais après tout pourquoi culpabiliser s’interrogea-t-il en souriant? L’amour et les jeux de séduction offrent plus sûrement des proies aux  innocentes jeunes filles qui sont, — souvent sans le savoir—, de redoutables et cruelles prédatrices qu’à des hommes mûrs dont le cœur est lacéré de souvenirs. Et puis elle est brillante, jeune et ravissante, pensa-t-il comme avec regret, elle m’aura oublié avant la fin de l’été.

Il découvrit aussi durant ce long voyage qui l'avait conduit à Naples qu’il avait eu besoin d’un élan, un prétexte pour quitter sa vie menacée de se noyer, engloutie comme Venise dans les marais.
Elle lui avait offert par sa seule présence cette énergie. Il avait donc fuit une jeune fille qui le menaçait par son intelligence et sa beauté. Il se mit à rire intérieurement. L’expérience ne manquait pas de piment pour qui a vécu comme un pirate une hache d’abordage à portée de la main.

Il atteignit rapidement  l'îlot rattaché au continent par un minuscule chemin en rochers battu par les flots du port et se dirigea vers un bâtiment qui a la forme d’un petit fortin en forme d’œuf qui justifie son nom.  Au sud-est, une grande tour ronde se trouve à l'extérieur des murs du château qui possède un bastion angulaire qui domine la chaussée. Derrière le petit château se trouve un long promontoire utilisé comme une zone d'amarrage. C’est là qu’il avait rendez-vous avec le passeur qui le conduirait vers sa nouvelle vie. Il regarda de l’autre côté de la baie et contempla le Vésuve dont le cratère exhalait de minces volutes de fumées bleutés, s’éveiller dans les rayons obliques d’un soleil couleur rouge sang et or.

***

Venise
Au même instant, les yeux fermés, Antonella  respira à plein poumons l’air de la mer. Assise sur la terrasse du palazzo, elle savourait le plaisir d’être parvenue au bout de cette énigme qui l’intriguait et l’excitait depuis son arrivée. Entrer ainsi par effraction dans la vie d’un inconnu, une sorte d’aventurier en forme de rêve d’adolescente l’avait transportée au delà d’elle même.
L’histoire romancée de da Vinci était semblable à une tempête en mer. Elle en connaissait maintenant tous les détails, tous les ressorts, tous les dangers. La lecture assidue du petit carnet noir et l’examen des médaillons lui avait permis de répondre à toutes ses questions et à celle de la Sainte Eglise. 

Depuis, cela faisait une semaine maintenant Antonella piaffait d’impatience, comme une pouliche trop longtemps bridée par son cavalier, ne sachant quelle décision devoir prendre. 
Rester au palazzo sans da Vinci, bien que le lieu fut agréable, n’avait pas grande signification désormais. Cependant elle appréhendait son retour à Florence et à la routine d’une vie dont elle connaissait tous les aspects. Son séjour à Venise en compagnie de da Vinci lui avait ouvert les portes sur un monde nouveau. Elle sentit qu’elle avait mûri comme un fruit se serait gorgé de soleil. Elle avait appris grâce à da Vinci que la vie était une merveilleuse absurdité. Elle lui en serait éternellement reconnaissante.

Les jours passaient et elle se surprenait de la rapidité avec laquelle les sentiments amoureux qu’elle éprouvait encore hier pour da Vinci se dissipaient comme la brume chassée par le vent à l’aube sur la lagune. Ce qu’elle ressentait pour lui était encore confus mais elle devinait qu’un jour elle aurait le désir impérieux de le revoir. 

Venise
Elle songea à Anselmo. Elle imagina un instant l’éventualité du plaisir qu’elle aurait a le retrouver. Elle avait appris qu’il résidait à Mantoue jouissant des faveurs de Lucia  Bartolomeo da Taviani, mais curieusement elle n’éprouvait nulle jalousie.
Dormir platoniquement dans les bras de da Vinci des nuits entières, lui avait fait appréhender le lien complexe qu’il existe entre amour et vertu, fidélité et désir. Anselmo n’était pas l’idéal masculin dont elle aurait rêvé mais après tout elle avait la certitude qu’elle en jouirait à volonté et selon son bon plaisir.

Elle envisagea tous les avantages d’une telle situation et elle sourit intérieurement. Elle sortit alors sur la terrasse, ouvrit presque machinalement le petit carnet noir dont elle ne se séparait jamais et ne put s’empêcher d’en commencer  une nouvelle  fois la lecture :

Leonardo et moi avons en commun le fait d’être des bâtards. A l’époque à laquelle où nous sommes nés tous les deux dans ce petit village de Vinci, en Toscane, le mariage était d’abord et avant tout une convention sociale et rarement une affaire d’amour...
Logiquement nous devînmes rapidement amis. La campagne toscane, pour deux enfants observateurs, toujours perchés dans les arbres, était un pays magique. Nous étions passionnés par les jeux gourmands qu’offraient la nature semblables à des oiseaux parmi les fruits mûrs. Dans cette lumière placide de la Toscane, souverains d’un royaume dont la clarté apaisante permet toutes les libertés nous avons grandis comme les deux doigts d'une même main.

Un jour où jeunes adolescents nous jouions à fabriquer sous la direction de Leonardo un ingénieux barrage sur une petite rivière, celui-ci, alors qu’il organisait pierres et branches en un savant équilibre, sans préambule, murmura comme après une longue réflexion qui se serait enfin révélée à lui comme par miracle:
— La peinture est une poésie muette et la poésie une peinture aveugle.

 Je lui fis répéter. Je n'avais pas bien compris. Il le fit de bonne grâce, mais je ne saisis que bien plus tard toute l’importance de cet aphorisme que je passais une vie entière ensuite à méditer.
A cette époque Leonardo travaillait comme apprenti dans un des plus prestigieux ateliers d’art de Florence sous la direction d’Andrea del Verrochio où il côtoya d’autres artistes de renom comme Sandro Boticelli, Le Pérugin et Domenico Ghirlandaio. 
Je vous raconte, Antonella, ces détails de la vie de Leonardo pour vous faire mieux comprendre l’influence que ce génie eut sur moi et mon imaginaire. Ainsi, bien plus tard, lorsqu’il devint un peintre reconnu et que je le visitais dans son atelier il me prit dans ses bras et me dit à l’oreille avec un air de conspirateur : 
— La science de la peinture est tellement divine qu’elle transporte l’esprit du peintre en une sorte d’Esprit de Dieu...

Sans doute Leonardo répéta imprudemment cette mystérieuse révélation à qui il n'aurait sans doute pas dû car le sens profond et presque blasphématoire de celle-ci alerta la Sainte Eglise, soucieuse d’envoyer au bûcher  dans les plus brefs délais ceux qui prétendait concurrencer les desseins de Dieu.
Fort heureusement Leonardo ne connut pas pareil destin mais ce terrible secret qu’il me confia ce jour là me conduisis un jour où j'étais désespéré à lui commander ce médaillon que vous tenez aujourd'hui  entre vos mains. 
Regardez encore une fois le visage qu’il a peint. C’est celui de la femme que j’ai le plus aimée au monde. Et ce médaillon, un jour, lui donna la vie comme le fit Pygmalion avec Galatée.
Leonardo ne l'avait-il pas dit : « La science de la peinture est tellement divine qu’elle transporte l’esprit du peintre en une sorte d’Esprit de Dieu » ...
Leonardo ne se trompait jamais.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire