Le capitaine Mario Giaretta attendait da Vinci au bout du promontoire où était amarré son « luntri », une longue barque préparée pour la pêche à l’espadon. Les « luntri », sont de magnifiques esquifs à rames extrêmement élancés et véloces avec un mât au centre sur lequel grimpe la vigie pour repérer l’espadon et sur lequel Giaretta avait spontanément fixé une large voile latine. Dès qu’un espadon est en vue, les rameurs se dirigent vers lui rapidement et le harponneur, depuis la proue, comme un gladiateur marin, darde son harpon avec la force de son bras pour viser le mythique poisson. C’est un combat à la loyale. L’espadon, si il est rapide, peut échapper à son funeste sort.
Sans un mot le capitaine lui serra la main et l’invita à monter à son bord. Mario Giaretta était un sicilien originaire de Syracuse. Un homme au caractère ombrageux comme le sont les vrais siciliens.
Deux marins embarquèrent sa malle qui avait été livrée avant son arrivée et ils larguèrent aussitôt les amarres. Ils n’avaient pas de temps à perdre, la brise du levant était légère mais soutenue, les courants portants sur une mer presque étale leurs seraient favorables et les conduiraient rapidement dans les eaux du détroit de Messine et les Iles Eoliennes vers les ports de Bagnara Calabra, Palmi et, Ganzirri, à la pointe Nord-Est de la Sicile, là où les espadons en cette saison de reproduction abondent par centaines.
Da Vinci sentit son cœur gonfler sa poitrine lorsque la barque quitta le quai. Comment avait-il pu demeurer si longtemps sans naviguer ? Peut-on décider d’arrêter soudainement de respirer ?
Il observa les marins s’asseoir sur le banc de nage, les pieds calés et d’un même élan s’arc-bouter sur les avirons pour prendre de la vitesse, la voile se gonfla avec un claquement sec et la barque s’engagea dans la baie et prit rapidement le cap vers le grand large en laissant derrière elle un fin et régulier sillage.
***
Antonella interrompit sa lecture lorsque Eleana entra sur la terrasse avec une théière de thé vert du Japon, -un thé unique qu’elle appréciait avec ferveur depuis que da Vinci, qui en faisait un usage exclusif, l’avait initiée à ce rituel délicat-. Eleana avait amené aussi sur un plateau de cuivre un assortiment de pâtisseries et gourmandises : cassata siciliana, cannoli, buccellato, gâteaux secs de toutes formes, pâtes de fruits ou d'amande et puis les « mignons », ces petits fours en pâte à choux dont Eleana a fait depuis longtemps sa spécialité.
Antonella partirait dans quelques jours pour Florence. Lorsqu’elle confia à Eleana ses projets, celle-ci tenta de dissimuler tristesse et résignation puis soudain lui assura avec un sourire enthousiaste qu’elle voulut communicatif :
— Vous êtes ici chez vous. Vous occuperez la chambre de da Vinci que vous affectionnez. Vous pourrez ainsi continuer d’étudier à Venise. Je prendrai soin de vous. Je vous apprendrai tout ce qu’une jeune femme doit savoir sur la cuisine : L’art d’accommoder les épices, les subtilités du sucré salé, le secret pour lier les sauces, je vous apprendrai tout ce que je sais. Que ferais-je sans vous si vous deviez partir. Le palazzo me semblerait vide et sinistre. Imaginer votre départ après celui de da Vinci me désespère. Je crois que j’en mourrais de chagrin.
Antonella se leva d’un bond pour serrer Eleana dans ses bras et l’embrasser avec effusion. La matrone sicilienne rougit et lui baisa le front avant de s’enfuir pour dissimuler son émotion. Antonella la regarda s’éloigner et songea alors combien il lui serait difficile de quitter le palazzo et renoncer à l’affection d’Eleana, mais sa vie ne pouvait s’étioler dans un musée. Elle avait pris sa décision et, comme soulagée par la justesse de son raisonnement, pour se distraire de ses pensées, elle continua la lecture du petit carnet noir :
Les Borgia ont toujours aimé faire la fête. Je vous cite pour preuve, Antonella, une chronique de l’époque rédigée par le maître des cérémonies de Sa Sainteté Alexandre VI. Vous le voyez mes sources sont fiables, je vous les livre car vous êtes encore trop innocente pour me croire sur parole :
« Cette nuit là dans le palais de César Borgia cinquante filles de joie honnêtes, de celles qu’on appelle courtisanes et qui ne sont pas la lie du peuple, y prirent part. Après le repas, elles dansèrent avec les serviteurs et d’autres qui se trouvaient là. D’abord habillées, elles se mirent ensuite toutes nues, [...] Le Pape, le duc et Lucrèce sa sœur étaient présents et regardaient. Enfin eut lieu une exposition de manteaux de soie, de chaussures, de barrettes et d’autres objets que l’on promit à ceux qui donneraient aux courtisanes les marques les plus nombreuses de virilité. Ces marques leur furent administrées publiquement dans la salle. Les assistants qui faisaient fonction d’arbitres donnèrent les prix à ceux qui furent reconnus vainqueurs ».
Cette nuit là j’étais présent aux côtés de Leonardo. A l’époque il était jeune, fort et gracieux et peu de femmes lui résistaient. Doté d’une grande beauté il était un fervent adepte du libertinage outrancier et savant.
— « l’amour me donne du plaisir » disait-il en soupirant les yeux au ciel aux femmes qu’il désirait séduire dans l’instant.
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Pendant que noue regardions le spectacle orgiaque de ces jeunes corps nus entremêlés dans une farandole impudique au son d’un orchestre de flûtes, mandolino, cymbales et tambourins interprété per de jeunes éphèbes drapés dans des toges romaines et aux cheveux huilés couronnés d’une couronne de laurier, je remarquais dans la salle de banquet une jeune femme en compagnie d’un être androgyne dont je n’aurais su dire si il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Ils s’embrassaient et se caressaient allongés dans une alcôve, mais ils n’étaient pas nus. Se sentant observée la jeune femme soutint mon regard alors que son amant(e) lui prodiguait caresses et baisers. Je ne pouvais détourner mon regard de ce couple improbable. Quelque chose d’indéfinissable m’attirait en elle. J’étais fasciné. Je devinais que ce n’était pas une courtisane, elle avait un air sauvage et rebelle, traits de caractère que n’autorise pas cette profession de charme où la soumission joyeuse et la docilité fervente font force de loi.
Elle se divertit, ainsi à me provoquer, -enfin c’est comme cela que je l’interprétais-, une bonne partie de la nuit. Finalement je priais César Borgia de la faire appeler. Il fit le nécessaire et elle se présenta peu après seule devant nous. Elle s’appelait L., voleuse de profession ce qu’elle confessa sans ambages ni frayeurs. Elle ne connaissait pas, dit-elle aussitôt d’un ton enjoué, d’autre activité plus excitante que celle de soulager de sa bourse un bourgeois, repéré avec soin au milieu de la foule. Il fallait l’instinct du chasseur, la patience d’un caméléon et la rapidité cruelle d’un prédateur, précisa-t-elle avec aplomb. Sa franchise nous fit rire immédiatement tous les trois. Sous le feu de nos questions, sa vivacité d’esprit et son intelligence charmaient, son humour et sa légèreté divertissaient, enfin sa beauté naturelle et énergique fouettait le désir comme la cravache d’un cavalier.
Je voulais en savoir plus. Je cherchais du regard l’androgyne, il avait heureusement disparu. Le souvenir de sa présence à ses côtés me mit mal à l’aise. J’eus aussitôt l’intuition qu’il représenterait un jour une menace, l’avenir me démontra que j‘avais mille fois raison.
J’attirais L. dans une alcôve.
Curieusement, dans cette atmosphère propice à la débauche et malgré le désir violent qu’elle avait éveillé en moi, je ne songeais pas un instant à la séduire. La posséder n’était pas une priorité. Il y avait mieux à faire. Cette fille aux yeux fiévreux était une invitation au voyage. J’ouvris une petite boite de porcelaine qui contenait de l’opium que j’avais ramené depuis peu, négocié à un trafiquant de la rive sud du Bosphore dont il m’assurait l’exclusivité. Cet opium à l’éclat chatoyant était une pure merveille dont la qualité exceptionnelle ne pouvait se trouver sur aucun marché d’Istanbul jusqu’à Kaboul. Mais je ne vais pas ici révéler le secret sur cet opium miraculeux que me disputeraient poètes, mystiques et jouisseurs. Enfin, j’assemblais après les avoir extraites de leur étui les deux parties du tuyau d’une pipe de voyage.
Les yeux de L. brillaient de mille feux, elle avait compris là où je voulais l’emmener. Nous nous étendîmes alors entre les coussins en nous faisant face. Je préparais la première des nombreuses pipes que je lui tendis, fumais ensuite celle qui me revenait et nous nous envolèrent vers des sommets magiques desquels je crois nous ne sommes l’un comme l’autre plus jamais redescendus.
Cette nuit là, peu de mots furent échangés mas la force de nos regards, cette complicité qui se révélait une évidence exercèrent sur nos deux âmes l’attraction irrésistible que connaissant deux astres soumis aux lois de la gravitation. Ceux qui sont avares de mots appellent ce sentiment : l’amour. Un mot bien mièvre pour décrire cette brûlure qui me traversait l’âme associée à ce sentiment sublime qui me conduirait finalement à ma perte.
Le brouhaha de la fête diminua peu à peu dans nos têtes exaltées et nous fermâmes les yeux pour nous laisser entraîner dans l’univers surnaturel où les mots ne sont plus nécessaires pour traduire les rêves. Le silence régna enfin. Si nous voulions communiquer au delà des mots (MTWCS), échanger une caresse ou un baiser alors les doigts de nos mains réunies se serraient pour partager ou provoquer cette émotion.
Le rêve nous transporta dans un théâtre d’ombre où nous étions libres d’interpréter une galerie de personnages masqués que l’on retrouve à Venise durant le Carnavale ou dans la Comedia dell Arte comme Brighellla, Colombine, Isabella, Pulcinella, Scapino. Nous étions libres de voyager par delà les frontières de notre imagination avec le sentiment complice de nous connaître depuis toujours. Nous vécûmes cette nuit là mille aventures.
Je l’invitais à naviguer à bord du « Nomade » dans les eaux claires des îles Eoliennes. Nous connûmes mille ivresses amoureuses et fîmes l’amour autant de fois que deux amants peuvent rêver, mais nous vécûmes aussi malheureusement d'incessants drames, déchirements et séparations. L’ombre funeste de l’Androgyne qui jouait le rôle ambigu de Pagliaccio planait comme un monstre froid et chaque fois que nous nous sentions libres de nous aimer il apparaissait pour nous séparer. Ainsi nous nous quittions pour mieux nous retrouver, nous nous aimions pour mieux nous tourmenter. Enfin à Syracuse, elle me laissa l’épouser. Les noces furent magnifiques. Laissez moi vous narrer comment l’opium peut produire tant de souvenirs rêvés avec une précision insensée :
« Je l’emmène par la main vers la piazza del Duomo, bordée de palais baroques. Nous longeons le palazzo Beneventano et l'archevêché et l'église Santa Lucia alla Badia. Enfin nous arrivons à la fontaine d'Aréthuse où la source naturelle jaillit à quelques mètres de la mer. C’est ici qu’une vieille matrone officie. Contre une pièce d’or elle pratique un vieux rite païen et marie les couples qui ne veulent rien savoir des curés. Je fais partie de ceux là. J’abomine l’Eglise et ses laquais perfides, sadiques et ignorants. Une gitane place une couronne de jasmin dans ses cheveux. Un vieux au sourire édenté chante à plein poumons une chanson pour les amoureux :
Lu suli è già spuntatu di lu mari
E vui bidduzza mia durmiti ancora
L’aceddi sunnu stanchi di cantari
Affriddateddi aspettanu ccà fora
Supra ssu barcuneddu su pusati
E aspettanu quann’è ca v’affacciati (...)
Nous attendons notre tour. Trois couples de jeunes gens nous précèdent. Ils rient, s’embrassent, frappent des main pour marquer le rythme. Je me tourne vers elle, pose un genou à terre, lui tend l’anneau d’or et d’une voix qui trahit mon émotion lui demande : L., mon amour, veux-tu m’épouser?
Elle dit « oui » en riant de me voir si joyeux et un peu ridicule agenouillé comme un adolescent. Elle devint ma femme. Le lendemain elle avait disparue à jamais.
Vous le voyez Antonella, cet opium dont j’abusais avait provoqué une expérience à l’issue tragique nous offrant le temps d’une nuit, allongés face à face, les doigts unis, une vie entière passée ensemble.
A ce propos, je me permets une parenthèse pour vous informer que vous trouverez, Antonella, quelques extraits du récit du rêve que nous fîmes en commun cette nuit là et que je consignais le lendemain dans le « Livre de bord » que vous trouverez sur un rayonnage de la grande bibliothèque. J’espère que je ne vous lasse pas avec les détails de mes délires et fantasmagories.
Le matin je me réveillais. Elle avait disparue. Je demandais aux serviteurs si quelqu’un l’avait vue partir, si on la connaissait, comment la revoir. On me regarda avec inquietude devant mon air fiévreux avec lequel j’insistais pour la retrouver. Je demandais à Leonardo, il ne ne souvenait de rien. Il avait passé lui aussi une nuit de rêve, -mais plus terrestre-, dans les bras veloutés d’une jeune courtisane et d’un non moins jeune éphèbe. Non il ne ne souvenait pas de la jeune femme avec laquelle nous avions conversé. César Borgia avait disparu lui aussi appelé par des affaires plus importantes que celle-ci. J’étais désespéré. Je savais la puissance évocatrice de cet opium dont je faisais le négoce et qui m’enrichissait mais dont peu à peu j’abusais pour les plaisirs irréels qu’il me procurait. Je savais que cette drogue aigre douce avait pu une fois encore me perdre dans un rêve insensé. Je commençais à douter de l’existence de cette jeune femme. Cela fut le début de ma perte.
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