10 juin 2011

Le « Nomade »

Da Vinci s’approche de la proue du « Nomade ». 
Il ne se rappelle plus avec précision quand ils ont navigué ensemble pour la dernière fois. 
Sept ans ? Dix ans ? Il se souvient seulement du jour où il avait abandonné son voilier aux bon soins des charpentiers et renoncé à sa nouvelle identité, redevenir Da Vinci et rejoindre Venezia.
Il s’appelait alors Sinbad, « Sinbad the Sailor » comme se plaisait à l’appeler son équipage, dans les tavernes des ports où les marins narraient, en gonflant leurs exploits comme le vent la grand voile, leurs aventures en mer pour faire naître une légende.

Le voilier est dressé sur ses cales face à la mer. Il fait glisser ses mains le long de la carène, caresse le bois neuf comme la peau soyeuse des reins d’une maitresse vénérée la nuit de leurs retrouvailles. Il respire les yeux fermés l’odeur du chêne et colle sa joue contre la coque pour écouter le bois exposé au vent salé grincer sous les rafales comme la plainte d’un animal pris au piège. Il examine ensuite chaque centimètre de la coque et des œuvres vives, estime l’étanchéité, l’assiette de la carène qui lui semble parfaite, la quille, l’étambot et le safran dont il éprouve la solidité. 
Rapidement il monte à bord, parcourt le pont pieds nus pour sentir sous la plante de ses pieds l’énergie que dégage la masse du voilier. Il s’approche du grand mât et en admire la taille et vérifie avec attention les haubans, la grand voile et celle de misaine soigneusement ferlées sur leur bôme.

***

Au même instant, Antonella sort de la cuisine et grimpe l’escalier qui mène à la terrasse del palazzo. Le coucher de soleil flambe comme un incendie qui dévorerait Venezia. Elle s’allonge sur un divan face aux coupoles ventrues recouvertes de feuilles de plomb de la basilique San Marco, ouvre le carnet noir à la page marquée d’un signet et reprend aussitôt sa lecture.

Leonardo s’ intéressa aussitôt aux sensations et visions dont j’avais fait l’expérience cette nuit là et que je tentais de lui décrire. Cette jeune femme rencontrée et aussitôt disparue dans un espace temps improbable. Ma quête de la retrouver. La crainte qu’il ne s’agisse que d’un rêve, une hallucination provoquée par un mélange de vin et de drogue. Mais aussi la certitude que quelque part, au delà de mon rêve cette jeune femme existait. Nos destins semblaient suivre une même trajectoire simultanément, mais ces trajectoires seraient en fait des chemins « potentiels » plutôt que des réalités. Je devine que mes propos vous sembleront incohérents et pourraient me coûter le bûcher pour sorcellerie mais je n’en démords pas. Cette jeune femme existait. J’en avais l’intuition. Même si elle n’appartenait pas à notre Monde. 



Giordano Bruno
Une fois de plus je songeais à Giordano Bruno.
Le génial scientifique, mais aussi philosophe et magicien n’avait-il pas déjà décrit un Univers infini et la possibilité d’une pluralité des mondes ainsi que l’existence d’un nombre infini d’univers. Ces « univers multiples » seraient en fait des « pensées multiples » et chacun des états mentaux intriqués percevait son propre univers. 

Ainsi j’avais l’intuition que cette rencontre avait finalement eut lieu même si je l’avais rêvée. Il existait un autre univers où seul l’opium savait guider mes pas pour retrouver cette jeune femme qui, quelque part, dans un univers parallèle, peut-être penserait à moi.

J’avais aimé éperdument une ombre, dès lors comment ne pas me perdre à jamais dans les brumes de mes souvenirs et parvenir à donner une existence à une chimère sans sombrer dans la folie ? Seul un usage immodéré de l’opium m’aidait depuis à fixer ma mémoire sur son souvenir et à revisiter encore et encore, à l’infini, cette rencontre que j’avais faite cette nuit là.

Je rendis visite à Leonardo et le priais de m’aider à en finir avec cette obsession. Je souhaitais ardemment une représentation de mon souvenir d’elle car j’avais la crainte qu’un jour il ne sombrât finalement dans l’oubli. Une fois ses traits oubliés, alors elle n’aurait jamais existé.

Pour retrouver la paix il me fallait imaginer un moyen d’immortaliser son visage. J’aurais enfin la preuve que je n’avais pas rêvé.
Leonardo ne tenta pas de me dissuader d’abandonner mon projet, il ne le qualifia pas d’absurde. Finalement, il me déclara qu’il était disposé à m’aider: mon histoire l’amusait  et il entendait mettre un point final à ma détresse qu’il jugeait le fruit d’une conduite immature. Je ne changerais jamais disait-il en levant les yeux au ciel. Il se mit donc sans attendre au travail. Il voulait en finir au plus vite et me voir retrouver ma capacité à affronter de nouveau le Monde réel.

Je ne vais pas ici écrire un traité sur la peinture. Ce petit carnet ne contient que des notes imprécises, que je prenais alors comme on prend un remède lors d’un exorcisme. Mais avec le temps elles ont pris la forme d’un témoignage en forme de confidence sans imaginer qui les lira un jour. Mais revenons à Leonardo.

Celui-ci s’empara de mon histoire comme un prétexte pour explorer de nouvelles idées, celles qui conduisent l’artiste à la rencontre, souvent grâce au hasard, de solutions originales qui le feront innover et briser ainsi les conventions. 

Ainsi Leonardo créa une oeuvre à partir d’un petit rien, une intuition, une banale histoire d’amour rêvée, depuis un monde évanescent si particulier qu'il l’appelât plus tard : « ses petites fumées », un monde de fumées semblables à celles qui s’échappaient en volutes de ma pipe à opium lorsque je fumais en lui racontant ma chimère.

Pour répondre à mon attente et fixer en couleur le portrait de la jeune femme que je lui avais décrite de manière si confuse Leonardo inventa ce qu’il appela bien plus tard pour contenter les critiques d’Art, qui ont toujours besoin de nommer l’innommable, le « sfumato ». 

Cette technique « fumeuse », s’obtient en appliquant des touches minuscules de peinture et en superposant plusieurs couches successives d’une minceur infime. Pour travailler de cette manière, Leonardo utilisa des pinceaux très fins, avec quelques poils seulement, qui ne laissent aucune trace nette sur la matière picturale. L’image résulte de la juxtaposition de points colorés imperceptibles à l’œil nu. 

Leonardo travailla sans dessin sous-jacent ni contour défini. Les résultas obtenus sont des passages imperceptibles de l’ombre à la lumière, qui donnent du relief et de la vie de façon naturelle. 
Leonardo me l’expliqua un jour ainsi avant de le théoriser dans son Traité de la peinture.

— « Un haut degré de grâce est conféré par l’ombre et la lumière aux visages. Par ce contraste accru d’ombre et de lumière, le visage acquiert un vif relief, avec dans sa partie éclairée des ombres presque imperceptibles, et dans les parties obscures des reflets presque insensibles. Cette représentation avec l’effet accru d’ombre et de lumière confère au visage de la beauté ». Il faut concluait-il « que les ombres et les lumières soient fondues dans des passages évanescents, sans traits ou signes nets, comme s’il s’agissait de fumée ».

Les critiques s’émerveillèrent devant les finesses impalpables du visage de la jeune femme, le rendu parfait de sa chair, le dégradé subtil de l’ombre à la lumière, qui donne du relief à son sourire énigmatique. Unanimes ils reconnurent sans peine que « ce tableau est à faire trembler de crainte le plus vigoureux des artistes, quel qu’il soit ».
 Bien que le tableau une fois présenté à de rares privilégiés autorisés à le découvrir et qu’à cette occasion il reçut les louanges émerveillées devant la maitrise technique qui allait ensuite révolutionner la peinture, Leonardo se refusa de le céder et ne le livra à aucun commanditaire.

Voici ce qu'en dit Giorgio Vasari :
« Celui qui désirait se convaincre jusqu'à quel point l'art peut imiter la nature, le pouvait d'autant plus, que les moindres choses sont rendues dans cette tête avec la plus grande finesse. Les yeux avaient ce brillant, cette humidité qui existent sans cesse dans la nature, et étaient entourés de ces rouges pâles, et des paupières qui ne peuvent s'exécuter qu'avec une très-grande subtilité. (...) Le nez étroit n'étoit pas moins bien rendu, et toutes ces belles ouvertures rougeâtres et délicates. La bouche vermeille et ses extrémités se fondaient tellement avec la carnation du visage, que l'on croyait plutôt y voir la chair que la couleur. Lorsque l'on regardait attentivement le creux de la gorge, on semblait apercevoir le battement du pouls; et l'on peut dire avec verité que ce portrait était peint de manière à faire craindre et trembler les plus grands maîtres»

J’étais comblé. Leonardo avait atteint une telle perfection que L. enfin existait même si il ne s’agissait que d’une image parfaite.

Leonardo, après avoir achevé ce tableau, réalisa à mon intention une miniature de son oeuvre qu’il enchâssât dans un petit médaillon, afin que je puisse le porter sans gêne autour de mon cou, posé sur mon coeur.

***

Le Nomade est prêt pour être lancé à l’eau. À cet effet, les charpentiers de marine ont disposé des cales de construction selon un plan incliné dans la direction du lancement et prolongées sous l’eau par l’avant-cale. Une fois libéré de son carcans de bois et de métal Le Nomade pourra prendre possession de son élément. 

Da Vinci observe le charpentier qui, d’un regard, le questionne pour confirmer si le moment est venu d’opérer. Une fois obtenu son assentiment, il coupe tôles et filins reliés au berceau et à la cale et avec ses aides fait sauter à coups de masse précis les arcs-boutants obliques entre les coulisses et le berceau pour amorcer le lancement.
Le Nomade tremble, gémit, mais ne bouge pas. Paresseux, face à la mer, il retarde le moment de sa mise à l’eau. Sans doute songe-t-il au labeur qu’il devra de nouveau accomplir, les caps à franchir, les tempêtes à affronter, alors il résiste et semble décidé à renoncer à cette promesse de liberté.

Seulement le charpentier a plus d’un tour dans son sac pour forcer le tire-au-flanc à retourner au combat. Il arme ses palans, tire-fort et treuils qui finissent d’exercer la légère poussée qui va amorcer le glissement.

Le Nomade finit par se résigner et cède à l’impulsion. Imperceptiblement le navire reprend vie dans de sourds craquements. Il gémit sous l’effort, se balance en hésitant avant de glisser lentement mais d’un seul élan vers le miroir bleuté.
La première vague se forme sous sa quille, puis d’une brusque embardée, le voilier plonge malgré les gros câbles de retenue fixés à son extrémité par des bosses cassantes, ces câbles calculés et disposés pour se rompre successivement pendant le lancement. L’autre extrémité des câbles de retenue est reliée à des paquets de chaînes ou à des traîneaux qui, entraînés par les câbles, concourent au freinage du navire par leur frottement sur le sol. 
C’est donc dans des bruits lugubres de chaines, comme un fantôme sorti de la nuit, que le Nomade reprend vie et flotte en se balançant de nouveau dans la lumière de midi.

Da Vinci observe son voilier ressuscité avec un mélange de fierté et de joie retrouvée. Il sent de nouveau l’ombre de Sinbad the Sailor reprendre vie alors que son destin vénitien s’évanouit dans la brume comme la bande côtière dont le navire s’éloigne après avoir quitté le port pour faire voile vers l’horizon.

***

Antonella extrait des profondeurs de son corsage le médaillon qu’elle porte autour de son cou depuis le départ de Da Vinci. Elle regarde attentivement le portrait de cette jeune femme à l’expression impassible sur fond d'un paysage montagneux aux horizons lointains et brumeux.

La jeune femme porte une robe verte sombre en soie plissée sur le devant avec des manches jaunes. Elle est ourlée d'entrelacs dorés et des broderies à l'encolure. Un voile noir transparent drape sa chevelure et est bien visible sur l'arête du front. Cette mantille plaque ses cheveux finement bouclés qui tombent sur ses épaules. Les yeux étroits sont nettement cernés et son regard semble suivre le spectateur même lorsqu'il se déplace car il est perpendiculaire au plan de l’image. 
Son corsage décolleté dégage la gorge et la poitrine jusqu'à la naissance des seins et l'esquisse de l'épaule gauche, ce qui adoucit la sévérité de son voile. 

Son visage est totalement épilé, ne présentant ni cils, ni sourcils comme ceux des prostituées qui s’épilent le visage.
Elle est assise sur une sorte de fauteuil en bois de forme semi-circulaire posé de profil. Ce siège possède accoudoirs et une sorte de balustrade semi-circulaire appelée « spalliera » supportée par des barreaux. 

Ses bras sont pliés et ses mains croisées, le bras gauche posé fermement sur un accoudoir du fauteuil et la main droite posée mollement sur le poignet gauche. Elle se trouve probablement sur la terrasse d'une loggia à arcades : on peut voir un parapet juste derrière elle au premier tiers du tableau, ainsi que l'amorce de la base renflée de deux colonnes.

À l'arrière plan se trouve un paysage montagneux dans lequel se détachent un chemin sinueux et une rivière qu'enjambe un pont de pierre. On peut remarquer une cassure de la ligne d'horizon : la tête de la jeune femme sépare le tableau en deux parties (un paysage humanisé de couleur brune et un paysage imaginaire d'un bleu opaque dont la ligne d'horizon coïncide avec son regard) dans lesquels l'horizon ne se trouve pas au même niveau.
La source de lumière douce provient essentiellement de la gauche du tableau et donne au visage de la jeune femme un teint lumineux en contraste avec les vêtements sombres.

Tout en regardant le médaillon Antonella sourit. Elle le retourne et déchiffre sur le dos argenté le nom finement gravé : « Monna L.» 
Le nom de « Monna » viendrait de « Madonna », abrégé en « Ma dame » et « L » est donc bien l’initiale du nom de celle qui avait bouleversé la vie de Sinbad-Da Vinci.
Elle a enfin percé le secret qu’elle était venue découvrir, en compagnie d’Anselmo. 
Le septième médaillon avait enfin livré son secret.

Elle songe aux critiques d’art perdus en conjectures. Qui pouvait bien être le modèle se demandaient-ils encore et en vain ?
Leonardo, qui pratiquait avec délice le culte du secret, laissa dire que le modèle s’appelait Lisa Del Giocondo, 
Le tableau fut donc intitulé « La Gioconda ».
Certains firent aussi l'hypothèse que le tableau de « La Gioconda » est un autoportrait travesti, comme l'attesterait la superposition des calques des autoportraits présents dans ses carnets de croquis et celle de « Monna L.».

Une autre conjecture est basée sur une analogie : le visage de Monna L. serait superposable à celui de Catherine Sforza, princesse de Forlì dans un portrait peint par Lorenzo di Credi.
Selon l'historien italien Roberto Zapperi, le portrait représenterait Pacifica Brandini d’Urbin, maîtresse de Julien de Médicis.

Ils s’étaient tous trompés. Elle seule partageait ce secret avec les deux complices Da Vinci. Elle savait aussi qu’elle ne livrerait jamais ce secret aux docteurs de L’Eglise qui l’avait commanditée pour percer à jour cette énigme. Da Vinci avait deviné qu’elle ne le trahirait pas.

Antonella laisse son regard se perdre dans les derniers rayons de soleil en fusion qui enflamment les toits de Venezia. Elle songe à cet homme étrange au singulier destin qui vit désormais en quête d’un amour rêvé et perdu. Elle sait maintenant qu’il est parti pour ne pas revenir et qu’elle ne le reverra plus jamais.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire