Francesco Landini, le père d’Antonella était aveugle mais n’en était pas moins clairvoyant. Anselmo l’avait informé que sa fille ne répondait à aucun des courriers qu’il lui adressait avec régularité depuis Mantoue où il résidait depuis son départ de Rome. Se sentant responsable de l’avoir faite venir à Venise, il lui conseillait vivement de faire le nécessaire pour qu’elle rentrât à Florence au plus vite. Il lui disait son inquiétude de la savoir seule, résidant dans le palais d’un aventurier au passé obscur.
Quand une affection de la rétine priva Francesco Landini du plaisir de regarder les six filles que sa femme et Dieu lui avaient données, il dit qu’un coup de vent du destin avait éteint les lustres de cristal d’un musée, plongeant les œuvres d’art exposées dans une définitive obscurité. Pourtant il bénissait le ciel d’avoir eu la chance de pouvoir admirer le visage d’Antonella à la naissance avant de devenir aveugle sachant ainsi qu’elle serait sans doute la plus belle de ses filles.
Francesco Landini sourit intérieurement. Il n’avait jamais véritablement apprécié Anselmo d’Ancômes. Certes le jeune homme avait des qualités. Issu d’une grande et respectable famille il était cultivé, courtois et de fort bonne compagnie mais il savait depuis longtemps que sa fille cadette ne saurait se contenter de quelqu’un d’exclusivement bien élevé. En revanche il songea au « passé obscur » de da Vinci et sourit de la défiance d’Anselmo, l’obscurité n’a jamais effrayé un aveugle.
Antonella avait manifesté très tôt son goût pour les arts et principalement la musique. Elle avait été rapidement séduite par le renouveau que connaissait cet art. Le christianisme peu à peu cessait de dicter sa discipline rigoureuse à la pratique musicale, imposant l’usage de la musique comme un exclusif moyen de prière. Francesco Landini jouait l’orgue à la basilique durant les messes mais il fit en sorte que ses filles furent agnostiques.
— Vous croirez dans le Dieu que vous vous inventerez leur disait-il d’un air inspiré. Le mien est grec, c’est le dieu de la musique et des arts et il s’appelle Apollon.
La musique qu’elle découvrit en écoutant son père jouer l’orgue de la basilique de San Lorenzo une fois les fidèles partis était d’une toute autre nature. Les pièces que composait son père exaltaient la beauté, les sentiments humains, la nature. Son toucher expressif donnait naissance à des mélodies profanes qui la transportait dans des voyages poétiques et mystiques mais aussi lui apportait la spontanéité, la vivacité et le rythme propre à la chanson populaire dont son père s’inspirait.
Non, décidément, le très sérieux et aristocratique Anselmo d’Ancômes ne serait pas celui qui passerait la bague de fiançailles au doigt de sa fille. Antonella ne répondait pas à ses courriers? Elle devait avoir des raisons qu’il ne chercherait pas à connaître et cela suffit à le faire sourire.
Francesco Landini connaissait da Vinci, du moins de réputation. Savoir Antonella chez lui ne l’inquiétait pas outre mesure. Il pensait que l’intelligence et l’éducation qu’avait reçu sa fille en héritage était suffisant pour la protéger de qui que ce soit. En outre vivre au palazzo Contarini Minelli dal Bovolo devait être une expérience inoubliable. Il ne prit donc pas le peine de répondre à Anselmo sur ses intentions au sujet de sa fille. Elle ferait, comme à chaque fois qu’Antonella se trouvait dans une situation délicate, ce qu’elle jugerait être bon pour elle.
Un père aveugle et veuf n’a d’autre alternative en ce qui concerne l’éducation de ses six filles que de laisser penser qu’il leur inspire ce qu’il ne peut contrôler.
***
Antonella se réveilla de bonne heure, sauta du lit à baldaquin et ouvrit en grand les volets inondant la chambre de lumière et de bruit : conversations des passants qui déambulaient, marchands ouvrant leurs boutiques, vendeurs ambulants, matrones se rendant au marché, enfants qui courraient dans la ruelle qui longeait le palazzo. Elle s’assit ensuite à califourchon sur da Vinci, assoupi dans le sofa face à la cheminée et lui baisa le front en lui clamant d’un ton joyeux :
—Bonjour!
Da Vinci, vêtu de sa longue chemise en fil de coton blanc, ouvrit un œil et la première vision qu’il eut à travers les brumes opiacées qui habitaient ses nuits fut le sourire éclatant de la jeune fille.
— Venez, allons nous promener.
Da Vinci s’était depuis longtemps accoutumé aux privautés de la joyeuse enfant mais jamais celle-ci n’avait établi un contact physique si intime avec lui depuis cette nuit où elle s’était offerte à lui.
Assises sur ses cuisses, ses deux mains posées de chaque côté de son cou, ses cheveux caressant ses joues, son visage trop près du sien, il n’aurait fallut qu’un imperceptible mouvement de l’un deux pour que leurs lèvres s’unissent en un baiser.
Toutefois, en cet instant, ce n’était pas l’expression du désir qu’exprimait Antonella mais une détermination qu’il n’avait encore jamais lue dans son regard.
Encore immergé dans ses songes da Vinci sut que ce matin quelque chose en elle avait changé.
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Antonella |
Antonella le regardait avec attention. Elle ne savait plus quoi penser de cet homme qui l’avait séduite. Depuis ce dîner assise à ses côtés et la trahison d’Anselmo elle s’était laissée gagner par un sentiment confus qu’elle avait envie d’appeler « amour ». Mais elle n’en était pas vraiment sûre. Elle s’était alors jetée à son cou sans doute par dépit ou compassion pour la victime expiatoire d’un chagrin d’amour auquel toute jeune fille ne saurait rester indifférente.
Naturellement elle s’était identifiée à l’héroïne et elle rêvait depuis de la supplanter.
Cependant da Vinci l’avait doucement repoussée et après avoir guéri son orgueil blessé elle lui avait été reconnaissante de ne pas avoir abusé de son inconséquence et lui avoir laissé partager sa chambre sinon son lit. Elle appréciait comme un privilège l’expérience de partager l’intimité d’un homme qui lui plaisait mais qu’elle connaissait à peine.
— Levez-vous da Vinci ! Je veux vous voir rasé et habillé. Sa voix pour la première fois était résolument autoritaire.
Elle se leva, sonna pour que le petit déjeuner fut apporté, ramassa la pipe d’opium, la lampe, les ustensiles pour préparer le chandoo et nettoya les cendres qu’elle jeta dans la cheminée.
Da Vinci l’observait, il n’avait pas dit un mot. Sa présence lui était devenue naturelle. Il n’aurait su dire comment il réagirait le jour où elle partirait. Il ferma les yeux pour imaginer.
— Da Vinci, si vous ne vous levez pas je pars sans vous et vous ne me reverrez plus jamais.
La menace n’était pas sérieuse pourtant cette fois da Vinci ressentit l’ombre de l’angoisse s’immiscer dans son esprit. Il tenta de nouveau d’envisager sa vie après elle et admit qu’il refusait d’accepter cette éventualité.
Da Vinci sut que le temps était venu d’être honnête avec lui même. Depuis son arrivée au palazzo il n’avait cessé d’exercer le peu de charme qu’il conservait encore afin d’apprivoiser cette jeune fille. Les longs récits de sa vie où il se mettait en scène n’avait pas d’autres motifs que d’éveiller son intérêt. Intriguer pour placer Lucia Bartolomeo da Taviani, une libertine compulsive aux côtés d’Anselmo, durant un dîner servi en vins siciliens laissait anticiper aisément les conséquences.
Convaincre Antonella que son départ apaiserait son chagrin écartait facilement un rival inopportun. Le voyage au cimetière de San Michele, la tempête qu’il savait imminente et qui devait les obliger à passer une nuit ensemble. Il se devait d’ouvrir enfin les yeux. Il avait tout fait pour la séduire parce que depuis la première seconde où il l’avait vue, elle était la seule -Eleana n’y était jamais parvenue-, qui lui faisait douter que la femme qu’il aimait et pleurait n’avait en fait jamais existé.
Le thé et les fruits furent servis. Ils déjeunèrent en silence. Antonella l’observait du regard. Epuisé par l’opium, il avait l’air d’un enfant battu. En cet instant précis, elle aurait pu ressentir du mépris pour lui. Antonella ignorait que les hommes qui ont vécu mille aventures, mille amours, mille chagrins ont un cœur qui peut se briser sans avertir car exsangue, il ne peut plus saigner.
Elle lui laisserait une chance de changer. Une dernière chance. Il devrait cesser de gémir sur son sort, pleurer, s’abandonner dans l’opium. Il voulait qu’il redevienne l’homme et le marin qu’il avait été. Sinon, elle le quitterait.
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