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Dante |
Antonella n’avait jamais été aussi heureuse. Un observateur attentif aurait même pu deviner qu’elle exultait intérieurement.
Depuis qu’elle était entrée par effraction dans la vie de da Vinci elle vivait une aventure qu’elle imaginait exister que dans les livres.
Très jeune étudiante, elle avait lu des auteurs comme Guittone d'Arezzo ou Chiaro Davanzati mais il s’agissait d’essayistes ennuyeux qui traitent de politique, de morale et de sujets religieux. Mais voilà que depuis peu, dans la bibliothèque de da Vinci elle avait découvert presque par hasard, -mais le hasard existe-t-il?-, les trois immenses figures qui allaient dévorer le siècle : Dante, Pétrarque et Boccace. Elle dévora ces auteurs à tour de rôle, tard le soir, parfois jusqu’à l’aube, assise près de la cheminée pendant que da Vinci fumait l’opium, perdu dans les vapeurs opiacées de ses mondes parallèles.
On aurait cru voir un couple habitué à un silence complice qui exprimerait les non dits d’une vie entière passée ensemble.
Parmi ces trois auteurs magnifiques Antonella avait été séduite immédiatement par Dante. Ce fut un véritable coup de foudre. Elle dévora en une seule nuit la Divine Comédie. La question fondamentale de la liberté de l’homme et l’accomplissement de la volonté divine fut pour elle un éblouissement. Malgré son jeune âge, Antonella assimila rapidement tous les enjeux de cette œuvre complexe. Elle comprit en découvrant cette longue poésie que la vie est un voyage initiatique qui commence en enfer mais se termine aux termes d’épreuves douloureuses parfois au paradis.
C’est aussi grâce à Dante qu’elle mit à jour les pièces du mécanisme qui articulait l’esprit torturé de da Vinci.
Ainsi la lecture attentive de Vita Nuova qui narre la rencontre sublimée de Dante et de Béatrice, de son vrai nom Bice di Folco Portinari fut le premier élement de réponse. Car, contrairement à l’époque où le livre fut publié, tout le monde sait aujourd’hui que Béatrice n’a existé que dans l’imagination du poète.
Dans Vita Nuova, Dante décrit sa première rencontre avec Béatrice, âgée seulement de neuf ans comme si elle était vraie. Cette nuit là, à découvrir l’âge de l’héroïne, Antonella sauta de son fauteuil comme un boulet de canon et fit sourire da Vinci en lui faisant remarquer le très jeune âge de Béatrice. Da Vinci lui fit quand même remarquer en souriant que leur légende amoureuse commença seulement neuf ans après.
Dans un rêve Dante voit apparaître le dieu Amour dans une nuée de feu, portant Béatrice nue dans un drap couleur de sang. Amour tient dans sa main le cœur enflammé de Dante et le donne à dévorer à Béatrice, puis s'élève vers le ciel avec elle. Ce rêve montre la dimension mystique de l’amour que Dante porte à Béatrice. Celui-ci vouait un culte à cette jeune femme et brûlait d'une ardeur amoureuse et mystique à la fois. Il n’existait pas d’amour plus sublime que celui inventé par le poète.
C’est dans la lecture de cette figure allégorique de l’Amour qu’Antonella trouva les clés qui lui permirent d’appréhender en partie le drame amoureux que vivait da Vinci. Car la démarche amoureuse de da Vinci était inspirée par celle de Dante. Tous les détails et la dynamique de cette histoire passionnée rappelait tous ses tourments. Lui aussi rêvait à une femme qui n’existait pas et qui dévorait lentement son cœur. L’opium le conduisait à vouer un culte à une femme inconnue, fruit de son imagination, et brûler dans des vapeurs d’opium d'une ardeur amoureuse et mystique à la fois.
Elle comprit alors que des esprits supérieurs parviennent à créer des êtres idéalisés de toutes pièces en l’existence desquels ils croient jusqu’à la mort.
Cette femme était le fantasme amoureux d’un homme illuminé, habité par une passion transcendée.
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Symbolic head |
Antonella n’aurait de cesse de libérer da Vinci de l’emprise de cette femme irréelle et le sauver de cette léthargie qui l’emportait inexorablement dans une folie mortifère.
Elle découvrait aussi à son tour que l’on pouvait aimer jusqu’à la déraison. Mais l’objet de son jeune amour était pour elle bien réel et l’homme qu’elle apprenait à aimer fumait de l’opum toutes les nuits, allongé sur un divan.
Une nuit, prise d’une intuition subite elle se rendit dans le petit bureau où décrocha de la niche le cinquième médaillon. Celui-ci représentait une tête de profil dont la géographie mentale était définie par des zones du cerveau et du visage réservée à des étapes de la vie, activité humaines, valeurs, morale et sentiments. Ambition, égalité, travail, famille, science, philosophie, impulsion, liberté, dignité traçaient les frontières de l’âme humaine.
Mais la force qui dominait toutes les autres, cette quête qui était au sommet de l’idéal humain s’appelait l’Amour.
Elle reconnut aussitôt le profil de cette tête aux symboles de la vie: il s’agissait du visage da Vinci.
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