04 avril 2011

Chapitre 17 : Le cimetière San Michele

Le cimetière San Michele
La barque glisse lentement sur l’eau sombre de la lagune sous un soleil encore clément. Antonella est à la barre, à l'abri sous le taud rayé blanc et bleu vénitien tendu au dessus du pont. La brise est douce, Antonella s’est laissée convaincre de barrer malgré son manque d’expérience. Da Vinci redevient "Sinbad le Marin" le temps d‘une courte traversée.

Ils ont embarqué sur le quai du canal di S. Luca pour rejoindre Il Canal Grande, virer à l’ouest pour passer devant le Palazzo Grimani, puis un peu plus loin, le Palazzo Corner Spinelli. Les berges du grand canal ne sont qu’une suite infinie de palais magnifiques aux noms prestigieux : Palazzo Barbarigo, Palazzo Balbi, Palazzo Grazi, Palazzo Stern...
Antonella, pourtant florentine et accoutumée à la beauté de sa ville demeure les yeux écarquillés devant tant de splendeurs.

— Ne perdez pas de vue votre boussole, s’amuse da Vinci.

Venezia est un palais construit sur l’eau dont les couloirs sont des canaux et les places où siègent les églises, des salons. Da Vinci a choisit la route la plus longue possible. Il aurait pu choisir de traverser le labyrinthe des canaux et gagner du temps mais pourquoi l’aurait-il fait. Cette route offre le plus beau spectacle qu’offre Venise. Il faut être marin pour la découvrir. La Sérénissime ne se livre que depuis le large. Dans moins d’une heure ils auront doublé Isola di San Giorgio Maggiore et mettrons d'abord le cap sur Isola di Sant’Elena qu’ils contourneront, laissant à l’est La Certosa, pour mettre ensuite le cap sur le nord ouest. Ils devront alors louvoyer et même si la lagune offre une surface d’eau plane, parfois une petite houle se lève et fera rouler et tanguer le fragile esquif.

Da Vinci a dessiné lui même avec l’aide de son complice Leonardo, en souvenir de leurs jeux d’enfants à Vinci, cette jolie barque pontée d’à peine 25 pieds, équipée d’une voile latine et d’un petit foc bien taillé. Le Maître a innové et amélioré le dessin de la coque en affinant la quille et la coupe des voiles. Le résultat est un ravissement d’harmonie et d’équilibre. Il n’est pas rare de dépasser un voilier mieux équipé dont l’équipage reste ébahit quand il se voit distancé par une jolie mais modeste barque pontée.

— Où allons nous? interroge Antonella qui prend progressivement de l’assurance en s’amusant à serrer le vent.
— Sur l’île Murano. C’est là que se trouve le cimetière San Michele. Vous ne pouvez pas vous tromper. Quand vous verrez de hauts murs en terre brune d’où dépassent de longs cyprès vert sombre nous serons arrivés.
— Un cimetière? Quelle drôle d’idée.
— Ne vouliez-vous pas savoir quel drame s’était noué à Lipari? Or le dénouement d’un drame a lieu généralement dans un cimetière. Le ton apparemment ironique et léger de da Vinci ne trompe pas Antonella. Elle sent sa voix se briser. Elle s’aperçoit que peu à peu sa sensibilité se met doucement en harmonie avec le caractère de cet homme curieux, cet aventurier étrange aux manières raffinées.

Une petite rafale de vent interrompt la conversation. Da Vinci choque un peu la grand voile et Antonella redresse la barre pour s’approcher du lit du vent. Souvenirs. Ceux-ci surgissent au moindre prétexte, mais là, emmener Antonella naviguer, était une provocation à sa mémoire qu'il aurait dû sans doute mieux fait d'éviter. Mais il apprécie chaque jour plus sa présence.


Une émotion intense étreint le cœur du marin. Cette jeune fille vive et volontaire aux cheveux caressés par la brise marine, le regard brillant d’excitation fixé au loin lui rappelle celle dont il s’interdit dorénavant de prononcer le nom. Un kaléidoscope d’images se bousculent devant ses yeux.
L. est à la barre et il entend sa voix venue du passé :
Capitaine, tu apprendras que je suis la reine de l'esquive Tu peux dormir sur tes deux oreilles, je prendrai soin de ton navire. Cap au sud!


Encore une fois, d’entendre ces mots joyeux revenir à sa mémoire lui font monter les larmes aux yeux.

Antonella a perçut la tension qui s’est emparée de da Vinci. Elle en devine la raison. Il l’observait lorsque son regard s’est perdu ensuite vers l’horizon. Elle lui rappelle cette femme et son amour perdu. Pour le distraire alors elle l’interpelle :

— Da Vinci, regardez, je crois que c’est l’île Murano. J’aperçois les hauts murs de terre cuite, les cyprès dont vous m’aviez parlé et les coupoles de l'église de San Michele in isola.

Ils accostent le long du petit débarcadère. Antonella saute à terre pendant que da Vinci amarre la barque. Elle porte avec elle une légère ombrelle. Découvrir cet endroit inattendu, ce cimetière marin construit sur deux îles et qui a tous les airs d’une promenade silencieuse, champêtre et si peu morbide, presque fascinante avec ses pierres tombales et chapelles sculptées, l’enchante et aiguise sa curiosité.
— Où me conduisez-vous demande-t-elle, en s’appuyant sur son bras.
— Là où gisent mes souvenirs.

Au détour d’un petit chemin, da Vinci ralentit le pas et Antonella l’aperçoit aussitôt. La chapelle à laquelle ils font face est marquée d’une sculpture qui ne laisse pas de place au doute. Elle s’écrie :
— Loki. Et elle serre très fort le bras de da Vinci comme si son âme succombait à l’effroi.
Loki
par Annibale de Lotto
La stèle qui marque l’entrée de la chapelle n’est autre qu’une sculpture en pierre de Loki, le grand corbeau, le démon aux ailes déployées.
— C’est ici qu’elle repose n’est-ce-pas?

Da Vinci, en guise de réponse, laisse la soudaine rafale de vent faire pencher les hauts et fins cyprès et les balancer lourdement dans un long gémissement de branches froissées.

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