05 avril 2011

Chapitre 18 : La tempête


Un éclair aveuglant déchire le ciel comme une dague de feu suivi aussitôt par le grondement terrifiant du tonnerre. Antonella, longtemps fascinée par la lugubre sculpture de Loki, sursaute. Elle n’a pas vu le ciel se couvrir de nuages aux formes menaçantes.
Aux aguets, les maîtres des lieux, esprits malins, fantômes, spectres et démons reprennent rapidement possession du petit cimetière dans des bruits de chaînes et l’œil de Loki, froid et lugubre semble reprendre vie et fixe dorénavant la jeune fille comme si c’était sa proie. Antonella soudain frissonne et se serre instinctivement contre da Vinci. L’heure n’est plus à poursuivre une promenade champêtre. L'endroit a pris des airs de purgatoire.
— Partons vite, dit-elle. Elle lui sert fort la main pour l’inviter à la suivre.

L’ombrelle d’Antonella ne peut les protéger plus longtemps de la pluie qui s’abat comme une vague sur le pont d’un navire aussi rebroussent-ils chemin en courant jusqu’à la barque. Au large, la houle déjà se forme et la crête des vagues se couvre d’écume. Inutile de songer rejoindre Venise avant demain. En cette saison les orages sont fréquents, violents, et rien ne les annonce avec certitude.

La cabine de la barque est petite mais confortable. Des rayonnages en bois, table à carte, banquettes, une table et une couchette à l’avant. Les larges coffres contiennent vêtements secs, victuailles et quelques bonnes bouteilles de vin. Tout marin se doit de quitter le port avec de quoi survivre en mer quelques jours. La mer prend souvent et rend rarement, affirme le proverbe.

Da Vinci sort sur le pont pour examiner le ciel et laisser à Antonella le loisir d’enfiler un pantalon sec et une chemise de marin. Le petit port est bien abrité et la barque reste sagement alignée contre le débarcadère. Antonella, cette nuit, n’aura pas le mal de mer. Les nuages semblables à des outres pleines à crever se dirigent en un cortège funèbre vers Venise dans une symphonie d’éclairs et de tonnerre. Da Vinci songe à Loki quand il aperçoit dans le ciel tourmenté un nuage plus noir que les autres, sculpté par les rafales de vent, qui semble prendre la forme du démon ailé. 

Antonella, habillée comme un matelot, avec sa chemise rayée, a pris possession de la cabine. Elle aligne les victuailles sur la table, sert du vin et allume les petites lampes à pétrole qui diffusent une lumière douce et rassurante. Elle retrouve le sourire.
— Alors capitaine, quelle est notre situation? dit-elle en pivotant sur elle même afin qu’il puisse admirer sa nouvelle silhouette de garçon.

Da Vinci regarde la jeune fille et de nouveau les souvenirs surgissent comme la lave en fusion d’un volcan marin qui coulerait dans l’océan dans des gerbes d’étincelles et de fumées ardentes.
Cette scène il l’a déjà vécue à l’identique.
L. était là, habillée elle aussi comme un matelot, enveloppée de la même lumière, assise face à lui. Pourquoi le destin s’ingénie-t-il à bégayer des bribes douloureuses d’un passé qu’il voudrait tant oublier?

Cette fois encore Antonella ressent l’émotion qui s’empare de lui. Elle lui tend un verre de vin et lui demande comme en une supplique :
— Racontez moi. Je vous en prie. Et elle murmure, comme si elle pensait à voix haute, je vous guérirai, emportée par un élan de compassion qui la surprend elle même.

Une immense fatigue s’empare de Da Vinci. Pourquoi lutter encore et toujours contre sa mémoire, doute-t-il pour la première fois en buvant son verre de vin jusqu’à la lie.
Le mal qui le ronge ne prend-il pas sa source dans ce passé qu’il a toujours gardé secret et dont la lourde charge le maintient prisonnier?
Alors, pourquoi cette fois ne pas céder et raconter à une jeune fille inconnue cette histoire si invraisemblable que seul un esprit innocent accepterait comme vrai. 
Antonella s’immobilise, encore plus attentive, elle a deviné que da Vinci va commencer son récit.

***
J’ai appris à naviguer avec Orlov, un sacré coquin, qui s'enorgueillissait de sortir en mer les jours de tempête quand les autres navires se réfugiaient au port. Il sortait pour l’occasion sa meilleure bouteille de vodka, sa pipe en écume de mer dans le fourneau de laquelle il brûlait du chanvre et d’autres médecines hallucinogènes et s’écriait quand la première vague monstrueuse se brisait sur le pont et faisait gémir toute la coque de sa vieille coquille de noix :
— A l’abordage ! et l’équipage devait border les voiles à tout rompre pour gagner de la vitesse au risque de tout briser. C'est lui qui m'a appris à aimer naviguer les jours de tempête. 

C’est par une de ces nuits de tempête mémorable qu’Orlov, -j’ai du mal à dire « mon père »-,  complètement ivre me baptisa du nom de « Sinbad ». Il ne me l’a jamais dit pourquoi. J'ai compris bien plus tard qu'il s'agissait d'un anagramme.
— Ta mère t’a donné le nom d’un village, je te donnerai le prénom d’un pirate. 
Tu t’appeleras « Sinbad », « Sinbad da Vinci » et tu seras marin et contrebandier. Il n’est pas de plus beau métier. Et pour la première et dernière fois de sa vie, il me serra dans ses bras. Peu de temps après il fit en sorte que je puisse acquérir le « Nomade » et naviguer de mes propres ailes. 

— Elle s’appelait L. Vous n’en saurez pas plus, j’ai fais vœu de ne plus prononcer son nom, jamais. Imaginez! Elle est à peine plus âgée que vous, assise comme vous l’êtes, face à moi, tendue, inquiète, sa dague posée sur la table. Elle me regarde entre colère et sans doute mépris. 
Nous sommes à bord du « Nomade » par une nuit de tempête. Une fois de plus nous sommes rongés par la colère, et la tension entre nous est palpable. Malentendus, jalousie, incompréhension mutuelle nous ont conduit à nous aimer, nous détester, nous aimer encore et encore entre passion et désillusion. Nous nous sommes quittés et retrouvés plus de fois qu’un navire marchand quitte et retrouve son quai. Pourtant nous sommes faits l’un pour l’autre. Il n’est pas besoin de preuves pour cela. Qu'espérer d'autre de la vie? Seul mon orgueil pouvait nous séparer. C’est ce qu’il advint. Je vis depuis avec mes regrets.

Mes amants, mes rivaux, sont insignifiants à ses yeux m'assure-t-elle, mais j’en fais alors une question d’honneur. Je ne veux pas la partager. Je ne peux pas, c’est plus fort que moi. Elle m’appartient, c’est ainsi que la vie m’a forgé. Je suis latin, quand une ombre s’approche de ma femme, je sors mon couteau. Or elle n’est pas fidèle, par nature, philosophie de vie, sa liberté est essentielle. C’est sa condition. Elle ne cédera jamais. Je dois choisir et fais le mauvais choix
Avec le temps et la distance tout me semble désormais si dérisoire mais cette nuit là je veux régler des comptes.

Elle est montée à bord à mon invitation, j’abuse de sa confiance et sans qu’elle le sache j'ai lâché les amarres. J'avais hissé un petit foc. Le départ est discret. Lorsqu’elle s’en aperçoit, il est déjà trop tard. Le « Nomade » a déjà quitté le quai. Une vague alors se brise contre l'étrave et la trempe de la tête aux pieds. Je vois sa main se serrer sur sa dague. Elle me toise avec des yeux devenus gris comme de la cendre éteinte. Elle se sait prise en otage. Alors je lui crie pour la défier en riant aux éclats :
Bois matelot ! Bois ! Je suis sûr que t'as soif, t'as bu la tasse hein? Du sel plein la bouche ?
Je la laisse sur le pont et me dépêche de rentrer dans la cambuse ouvrir une bouteille de vodka russe. 

Il observe Antonella, elle l’écoute avec attention, complice, reconnaissante de la confiance qu’il lui accorde. Le vin rosit ses joues, ses yeux brillent et une fois encore, dans la pénombre de la cabine, sous la lumière douce des lampes et des bougies, da Vinci croit reconnaître L., assise face à lui, celle qui fut sa femme et qu'il adorait tant et qui, durant une nuit de tempête, disparut à jamais.

Da Vinci interrompt son récit. Il se surprend à parler vite et fort, emporté par une ardeur qu’il ne soupçonnait pas, comme si une digue de son passé révolu s’était enfin brisée laissant les flots des souvenirs le submerger pour mieux le libérer.







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