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Antonella |
Elle progressait dans un paysage où tout était trouble et indistinct, - dérivant sur les eaux de la lagune, une barque à voile sous un ciel d’orage avec pour équipage des hommes déguisés avec des masques de Carnavale, l’île Murano et la chapelle du cimetière San Michele, les canaux parcourus de gondoles fantomatiques-, ne prenaient forme qu’à son approche. Elle avait l’impression que quelqu’un se tenait derrière elle, qu’il mettait ses pas dans les siens, qu’il disparaissait quand elle se retournait. Le rêve se défit, elle se réveilla, inquiète, elle lança son bras en arrière, en travers du lit, mais celui-ci était vide.
L’insomnie chronique de Da Vinci le faisait se lever toujours au milieu de la nuit mais son intuition lui dit que cette fois c’était différent. Elle se redressa et scruta la chambre plongée dans l’obscurité.
L’attelage n’avait parcouru depuis l’aube qu’une dizaine de lieux à peine depuis Venise en direction de Padoue lorsque le cocher décida de s’arrêter à un relais. Un des chevaux s’était mis à boiter. Il fallait le remplacer.
Da Vinci pénétra dans l’auberge et vit qu’elle était aussi sombre et chargée de souvenirs qu’étaient ses pensées.
Il s’attabla, commanda à l’aubergiste du vin et songeât à Antonella, à cette jeune fille de dix sept ans, aux lèvres délicatement ourlées, au sourire gracieux, à la beauté fruitée, au teint de pêche, à la démarche ample et douce, endormie dans son lit, qu’il venait de quitter au milieu de la nuit. Elle lui rappelait L. et l’embrasement amoureux qui les avait saisis dans l’été brûlant de l’île de Lipari. Depuis il n’avait qu’une idée en tête : la fuir.
Il regarda de nouveau la salle. Les souvenirs qui trouvaient leur chemin jusqu’ici ne repartaient jamais, ils demeuraient là, s’intégraient au lieu, s’entassaient dans un coin comme des bouteilles vides. Il saisirait cette occasion. Il lui faudra de nouveau oublier cette jeune fille et cette promesse absurde d’un bonheur impossible.
Antonella se jeta hors du lit et courut ouvrir la porte fenêtre, mais da Vinci n’était pas sur la terrasse. Elle courut inutilement, le cherchant partout, virevoltant comme un papillon attiré par la lumière de la flamme où il finira par se brûler. Puis elle descendit quatre a quatre la volée de marches qui la séparait de la cuisine. Elle trouva Eleana préparant du thé.
— Où est-il ? s’exclama-t-elle.
Avant de répondre la sicilienne la regarda avec une infinie douceur :
— Il est parti, confessa-t-elle du bout des lèvres.
— Quand? Où? Les deux mots s’étranglaient dans sa gorge soudain serrée par l’émotion.
— Je vous jure par la Santa Madonna que je ne le sais pas.
Anticipant sa question Eleana ajouta sans attendre :
— Il savait que vous me le demanderiez.
Da Vinci se servit une coupe de vin qu’il but d’un trait. Son sevrage douloureux de l’opium était une raison supplémentaire de fuir. Une course en avant contre lui même et ce passé qui ne cessait de l’étouffer.
Le vin doucement le ramenait à une douce réalité et il comprit qu’il était devenu le personnage pathétique de sa propre tragi-comédie. Il avait inventé tant de personnages, vécu dans de si nombreux univers. Ce n’était après tout que le délire d’un marin naufragé qui a trop navigué en solitaire et qui ne distingue plus la Croix du Sud de l’étoile Polaire. Il se mit à rire de lui même ce qu’il interpréta comme le signe annonciateur d’une prochaine guérison.
Longtemps il avait imaginé que personne n’avait pu souffrir d’un mal aussi déchirant que celui qu’il avait connu. Il s’était mis à l’écart des mortels. Sorti du monde réel, parvenu à un niveau supérieur, un niveau où la souffrance n’entre même plus en considération. Si on voulait le trouver, il fallait regarder en haut, là où les étoiles se perdent dans le firmament.
Il devait partir. Partir seul c’est mourir un peu. Prendre de la distance. Mettre un écran entre lui et la lumière d’une éclipse imminente.
Les yeux embués de larmes Antonella s’assit à la table de la cuisine. Elle hésitait entre colère et chagrin, stupéfaction et ressentiment. Elle n’aurait su dire clairement si elle l’aimait ou le détestait.
Elle regarda Eleana. Ses yeux posaient mille questions qu’elles savaient sans réponses. mais elle ne put retenir celle qui lui serrait le cœur :
— Reviendra-t-il?
Eleana n’eut pas le cœur de lui donner le coup de grâce mais le regard de la jeune fille la suppliait de ne pas retarder l’inexorable.
— Non, il ne reviendra pas. Il a quitté Venise. Une fois encore, je vous le jure, il ne m’a rien dit d’autre.
La vieille matrone sicilienne sut que le moment était venu de distraire sa douleur :
— Tenez, il m’a laissé cela pour vous...
Eleana posa sur la table un carnet recouvert de cuir noir et une petite boite en bois d’ébène qu’Antonella entrouvrit aussitôt en s’exclamant :
— Le septième médaillon !
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