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Pipe à opium |
Depuis leur retour du cimetière de San Michele da Vinci ne sortait plus de sa chambre.
Après avoir quitté l’île Murano, il avait pris cette fois la route la plus rapide pour rejoindre Venise. Ils passèrent par le rio di Mendicanti après avoir couché le mât sur le pont, longeant Fondamenta dei Mendicanti, Sestiere Cannaregio pour virer sur le rio di San Marina.
Le court voyage s’était déroulé dans le plus grand des silences. La lagune était parcourue par une petite brise de terre qui faisait glisser la barque sans la faire gîter. Antonella assise à la proue regardait la ville se réveiller dans un ciel aux lueurs couleur pastel. Da Vinci barrait concentré sur la navigation cherchant les courants favorables dont il connaissait les caprices et les risées à la surface de l’eau pour gagner en vitesse afin que sa navigation fut parfaite.
— N’insistez pas, Antonella, il ne vous répondra pas. Je le connais, lorsqu’il traverse de pareilles crises il ne sert à rien de le solliciter. Il accepte à peine de quoi se sustenter et de boire un peu de vin sicilien.
— Je vous en prie Eleana, laissez moi frapper à sa porte, je lui parlerai. Cela fait deux jours qu’il est enfermé.
Eleana s’était métamorphosée en Cerbère, son chignon hérissé comme le pelage du chien des enfers et son œil noir aurait dissuadé quiconque de s’approcher. mais Antonella ne céda que lorsque la matrone sicilienne lui promis de la laisser tenter sa chance la nuit venue et de l’accompagner pour lui apporter son souper.
Comme l’accoutumée, Antonella passa le reste de la journée, dans le petit bureau du premier étage. Elle ouvrit aussitôt la porte en bois de la niche creusée dans le mur et en sortit le quatrième médaillon qu’elle examina de nouveau avec une loupe qu’elle avait trouvée dans un tiroir de l’écritoire. Il représentait une pipe à opium chinoise avec un détail de son fourneau et des accessoires : une lampe à pétrole, une aiguille pour chauffer l’opium et une cuillère pour nettoyer le fourneau. Elle chercha dans les rayonnages et trouva un livre qui traitait du sujet.
Il y a plus de cinq mille ans les sumériens connaissaient déjà les effets de l’opium. En Base Mésopotamie un poème fait mention d’une plante qui «restaure la jeunesse à l’homme vieillissant». Virgile décrit dans ses Géorgiques «le pavot et son effet particulier pour procurer le sommeil et l’oubli».
L’oubli. Voilà bien sûr ce que recherchait da Vinci. Son histoire semblait presque banale pourtant elle avait l’intuition, depuis la traversée au cimetière San Michele, que derrière l’apparente simplicité de ce drame existait l’accès à un monde intérieur, parallèle et secret.
Elle se rappela l’ordre temporel des médaillons : Le « Nomade », l’île de Lipari témoin d'un amour avec une jeune femme mystérieuse dont il ne voulait jamais plus prononcer le nom, un dieu nordique appelé Loki, un drame et enfin le cimetière San Michele qui abrite une tombe.... vide.
Avec ce médaillon elle apprenait que Da Vinci était initié aux voluptés mystérieuses de l’opium et qu’il avait depuis répété à l’infini cette expérience. Elle trouva dans les rayonnages après de longues recherches un carnet qui avait servi à da Vinci de journal dans lequel il narrait comment de très jeune il fit connaissance avec la drogue.
Il décrivait cette expérience comme une véritable révélation :
« Quel enlèvement de l'esprit! Quels mondes intérieurs ! Était-ce donc là la panacée, le phannakon népenthès pour toutes les douleurs humaines ? » Il ajoutait alors : « Le grand secret du bonheur sur lequel les philosophes avaient disputé pendant tant de siècles était donc décidément découvert! On pouvait acheter le bonheur pour une pièce d’or et l'emporter dans la poche de son gilet; l'extase et la paix de l’esprit se laissaient enfermer dans une bouteille»
Da Vinci avait découvert là un plaisir grave et solennel ouvrant les portes de paradis artificiels, de mondes parallèles qui lui faisait douter du réel ou le confondre intimement avec les songes dans lesquels ils s’abandonnait. Si le vin est un plaisir aigu, un flamboiement, l’effet décroissant rapidement, l’opium offrait selon lui, un plaisir chronique et soutenu, un continuum temps de jouissance intense que rien ne pouvait égaler.
Si le vin trouble les facultés mentales en provoquant l’extravagance et révèle le caractère brutal de l’homme, l’opium y introduit l’ordre suprême et l’harmonie. Si le vin exalte les sentiments, enfièvre les passions, stimule les plaisirs, l’opium redonne à l’homme sa sérénité perdue. Enfin il aiguise l’intelligence qui acquiert une lucidité consolante et limpide.
Ainsi lorsqu’il écoute de la musique, da Vinci entend non pas une simple succession logique de sons agréables mais les accents de quelque rite magique, une sorcellerie qui évoquerait en images illuminées derrière ses paupières fermées toute sa vie passée.
La musique alors évoque des sentiments et non des idées comme ressentent en général les spectateurs d’un concert. Toute sa vie défilait sans aucun effort de la mémoire et ses souvenirs étaient présents et incarnés dans ces notes de musique. Sa vie n’était plus alors douloureuse à contempler, tous les tourments, blessures, souffrances s’évanouissaient dans cette étrange résurrection dans une brume idéale, et son ancienne passion se trouvait exaltée, ennoblie, spiritualisée.
Combien de fois ne s’était-il pas senti comme un spectateur au théâtre, transporté par l’opium et la musique au delà les mers qu’il avait traversées, les îles qu’il avait approchées, les tempêtes qu’il avait affrontées en une navigation sublime et irréelle sous des ciels étoilés.
Et pour conclure da Vinci citait un auteur anonyme :
« L'Océan, avec sa respiration éternelle, mais couvé par un vaste calme, personnifiait mon esprit et l'influence qui le gouvernait alors. Il me semblait que, pour la première fois, je me tenais à distance et en dehors du tumulte de la vie ; que le vacarme, la fièvre et la lutte étaient suspendus ; qu'un répit était accordé aux secrètes oppressions de mon coeur; un repos férié; une délivrance de tout travail humain. L'espérance qui fleurit dans les chemins de la vie ne contredisait plus la paix qui habite dans les tombes ; les évolutions de mon intelligence me semblaient aussi infatigables que les cieux, et cependant toutes les inquiétudes étaient aplanies par un calme alcyonien; c'était une tranquillité qui semblait le résultat, non pas de l'inertie, mais de l'antagonisme majestueux de forces égales et puissantes ; activités infinies, infini repos !
« O juste, subtil et puissant opium!... tu possèdes les clefs du paradis !... » C'est ici que se dressent ces étranges actions de grâces, élancements de la reconnaissance, que j'ai rapportées textuellement au début de ce travail, et qui pourraient lui servir d'épigraphe. C'est comme le bouquet qui termine la fête. Car bientôt le décor va s'assombrir, et les tempêtes s'amoncelleront dans la nuit. »
Alors soudain Antonella rappela à sa mémoire cette tombe vide du cimetière San Michele et comprit le drame qui dévorait da Vinci. Ce n’était pas seulement sa vie passée, son navire naufragé, cette histoire d’amour qui le hantait mais le doute que cette histoire n’ait jamais existé.
Il était à la recherche de cette femme adorée cherchant à l’aide de l’opium dans ses souvenirs les preuves même de son existence. Et plus le temps passait plus il en doutait. Le seul endroit où il n’avait pas cherché s’appelait la mort.
Il avait décidé que le temps était venu de tenter de l’y retrouver.
Antonella entra sans frapper dans la chambre de da Vinci. Elle était parvenue par ruse à distraire l’attention d’Eleana en la suppliant avec mille sourires d’aller lui chercher en cuisine un caprice frais et sucré.
Elle referma doucement la porte derrière elle et tourna la clé. La chambre était plongée dans l’obscurité. Seules les flammes de la cheminée éclairaient la pièce d’ombres chinoises. L’odeur de l’opium, âcre et doucereuse s’imposait comme l‘encens dans la nef d’une église un jour de baptême. Elle aperçut da Vinci étendu sur le lit. Sur une tablette posée à ses côtés, elle reconnut à la timide lumière de la lampe à pétrole, semblable à celle qu’elle avait étudiée sur le médaillon, la pipe, le boite en porcelaine qui contenait la drogue, la cuillère et l’aiguille qui servait à préparer le chandoo. Elle s’approcha. Elle sut qu’il ne dormait pas, son regard fixait un point au delà de toute réalité.
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Hypnos |
Antonella éteignit la lampe à pétrole puis doucement, elle écarta ses bras, s’allongea, se blottit contre lui, son dos appuyé contre son torse et ferma les yeux. Elle sentit frémir les boucles de sa chevelure et la lente et chaude respiration de da Vinci lui réchauffa le cou. Jamais elle n’avait été aussi heureuse et en confiance.
Elle lui murmura :
— Je vous ne laisserai pas mourir.
Alors lentement Da Vinci ferma les yeux et s’endormit.
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