22 mars 2011

Chapitre 4 : Un lys ou peut être une pensée



— Asseyez vous jeunes gens, je vous en prie, allongez vous sur ces sofas que j’ai fait placer à votre attention sur la terrasse bien qu’il fasse encore nuit. Couvrez vous avec ces couvertures de soie. Il fait encore frais bien que ce soit l’été. Je me lève tous les jours à quatre heures lorsque la tristesse me jette hors de mon lit. Vous êtes bien aimables d’avoir sacrifié votre sommeil pour venir m’écouter.

L'insomnie est une maîtresse cruelle au sexe carnassier. Depuis que j’ai perdu la femme que j’aimais, elle partage mon lit. En sa compagnie, les draps sont des suaires de solitude. L'acuité des sens s'accroît, les souvenirs s'accumulent, intolérables, le temps s'écoule au ralenti mais invite la pensée à galoper à toute allure. Mauvaise conseillère elle transforme l'inquiétude en effroi, l'effroi en épouvante. Mais dorénavant je n’aurai plus peur puisque je connais l’avenir qui m’est dévolu.

Pourtant il y a encore peu, je connaissais des insomnies de joie. Je me réveillais la nuit, heureux de vivre des heures qui sont normalement promises à l’oubli, dans l'impatience du jour à venir. Je m’émerveillais de ce miracle quotidien. Il n’aura plus lieu, jamais.

Il fait nuit, mais la lune est pleine et vous apercevez les fanaux des navires qui croisent sur la lagune et les torchères des canaux où des gondolent ramènent quelque amant adultère au visage masqué. Nous sommes à Venise. Le Carnavale a déjà commencé.
Mais faisons de nouveau connaissance. Je ne vous ai pas, depuis votre arrivée chez moi, laissés vous présenter.
Cette tentation du monologue est une torture épuisante que j’inflige souvent sans le vouloir à mes très courtois interlocuteurs. Je suis trop bavard, je le sais. Mais j’ai tant de choses à raconter.

Le jeune homme posa la tasse de café qu’il avait porté à ses lèvres délicatement ourlées, passa une main dans ses cheveux pour en maîtriser l’indiscipline, regarda avec attention son interlocuteur et dit d’une voix douce et assurée, presque avec fierté :

— Je suis Anselmo d'Ancône, fils de Ciriaco de' Pizzicolli, l’historien, et l’amie qui m’accompagne est Antonella Landini, fille de Francesco Landini, l’organiste de la basilique de San Lorenzo de Florence et ami de Pétrarque. Antonella joue elle même du mandolino napolitain, mais elle ici comme moi à titre d’historienne.

Le jeune homme se tut et observa da Vinci qui lui avait fait, pour l’interrompre, un léger signe de la main.

— Votre père, vous l’ignorez peut-être, mais je l’ai connu, il y a bien longtemps de cela.
Nous sommes tous deux passionnés d'antiquité et comme lui je n’ai cessé de parcourir les terres de l'ancien empire byzantin, alors en plein déclin. Je me rappelle très bien. Il tenait un journal détaillé, en latin, de ses pérégrinations, les Commentaria, où il notait aussi bien les lieux qu'il visitait que lespersonnages importants qu'il rencontrait.

Vous trouverez dans le huitième chapitre de ces merveilleux récits les détails d’une anecdote dont nous avons été témoins. Je vous laisserai la découvrir par vous même. A l’époque je portais un autre nom, j’étais alors un marin aventurier, contrebandier. Mais c’est une autre histoire et celle là je ne vous la raconterai pas.
Ce n’est pas d’ailleurs ce que vous êtes venus chercher.

Et vous mademoiselle, qui ne connaît votre père? Vous appartenez à une bien belle famille d’artistes. Votre grand père n’était-il pas Jacopo del Casentino, un bon peintre, élève de Giotto? Mais parlez moi de vous belle Antonella.

— Ma vie, à Florence, depuis l’enfance est rythmée comme les perles d’un rosaire, égrenées à l’heure de la prière. J’ai le bonheur de prendre soin de mon père, qui vous le savez est aveugle, et d’étudier la musique. Je mène aussi des études d’histoire de l’Art. Anselmo m’a proposé de l’accompagner.

Da Vinci surprit alors dans le regard de la jeune femme qui regardait Anselmo, l’expression d’un amour si spontané que son cœur battit un peu plus vite.

Il observait Antonella parler avec facilité. Son éloquence était comparable à sa beauté : elle était éclatante. Ses cheveux châtains caressaient ses douces épaules et encadraient un visage noble où deux yeux couleurs noisette brillaient de mille feux et dont le nez, fin et régulier annonçait des lèvres gourmandes couleur de fraises des bois.
Elle devait à peine avoir dix sept ans. L’âge où l’on associe les femmes enfants avec des noms de fleur. Dans un jardin, elle aurait été un lys ou peut être une pensée tant son teint était doux, frais et parfumé.

De se sentir ainsi détaillée, Antonella rougit et ajouta en baissant pudiquement les yeux :

— L’Académie pontificale d’histoire de l'Art nous a mandatés. Nous sommes impatients de vous écouter.

— Comme vous êtes aimable, répondit-il doucement. Mais je sais bien que ce n’est pas de moi dont vous voulez entendre parler mais de mon célèbre homonyme et de nos vies qui se sont croisées comme celles de deux fous sur un échiquier.

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